L’ONG suisse TRIAL avec Amnesty International, vient de publier un manuel sur la façon dont la loi suisse peut être utilisée pour poursuivre les crimes internationaux en vertu du principe de la compétence universelle. À la suite de changements dans sa législation en 2011, la Suisse devrait être un modèle dans ce domaine, dit TRIAL, mais il y a encore un long chemin à parcourir.
Le manuel est intitulé «La lutte contre l'impunité en vertu du droit suisse: la compétence universelle et les crimes internationaux". Rédigé par un groupe d'avocats spécialisés, il énonce les dispositions et les concepts de compétence universelle en vertu du droit suisse en vigueur et liste les autorités compétentes pour traiter des différents cas. TRIAL entend s’adresser à un public de juristes et de chercheurs, mais aussi à toutes les personnes intéressées, y compris les groupes qui voudraient mener des procédures selon le droit suisse.
Le principe de la compétence universelle permet aux autorités nationales de poursuivre les crimes commis en dehors de leur territoire et par des non-ressortissants dans le cas de «crimes internationaux», à savoir génocide, crimes de guerre, crimes contre l'humanité et torture. Des cas très médiatisés poursuivis en vertu de ce principe comprennent l'arrestation en Grande-Bretagne de l'ancien dictateur chilien Augusto Pinochet en 1998, et le procès de l'ancien dictateur tchadien Hissène Habré devant un tribunal spécial au Sénégal, qui est actuellement en cours.
JusticeInfo.Net a parlé à Bénédict De Moerloose, conseiller juridique de Trial, de ce concept de compétence universelle.
Bénédict De Moerloose: Il s’agit d’un principe qui s’est beaucoup développé au cours de ces dernières années, mais il a également subi des revers. Les Etats sont parfois très réticents à faire usage de la compétence universelle, parce que quand cela concerne des personnes de haut rang dans d’autres pays, ce principe pose des problèmes diplomatiques.
JusticInfo.Net: Votre manuel est axé notamment sur le droit et la pratique suisse. Pourquoi vous êtes-vous concentré sur la Suisse?
BM: Notre projet a commencé pour la Suisse principalement, et nous pouvons dire qu'il y a beaucoup à faire déjà en Suisse. Nous avons différents dossiers déposés devant les procureurs fédéraux suisses. Un cas concerne, par exemple, un ancien ministre algérien de la Défense qui était le personnage le plus important au début de la guerre civile algérienne (Khaled Nezzar). Nous avons déposé des procédures contre différentes sociétés ayant leur siège en Suisse pour crimes de guerre, nous avons un cas déposé contre un milicien durant la guerre des Balkans et d'autres cas qui sont encore confidentiels. Comme le droit suisse a changé, il est important d’en expliquer les changements. Nous voulions présenter les obligations juridiques de la Suisse. Comme d'autres pays européens, la Suisse est un lieu de séjour ou de visite pour des criminels internationaux présumés. Ils viennent pour des raisons différentes, pour se faire soigner, assister à des conférences. La Suisse a le potentiel d’être une plaque tournante importante pour mener des poursuites sous l’égide de la compétence universelle. La loi oblige la Suisse à poursuivre les criminels internationaux. Notre manuel met en évidence le manque de volonté et le manque de moyens accordés pour poursuivre ces crimes.
JusticInfo.Net: Y a-t-il des cas en Suisse où la compétence universelle a conduit à une condamnation ?
BM: Il y a un cas, mais cette affaire date d’il y a quinze ans. (Note de la rédaction: le Rwandais Fulgence Niyonteze a été condamné en 2000 à 14 ans de prison pour son implication dans le génocide de 1994). C’était devant un tribunal militaire et sur la base de la législation précédente. Maintenant cela a changé. On a une très bonne loi, mais il n'y a aucune condamnation. La raison est très claire : absence de volonté politique et manque de moyens. Il y a des personnes qui viennent ou vivent en Suisse qui devraient être mises en examen, mais ce n’est pas le cas. Dans une enquête récente, un grand journal, Le Matin Dimanche, a montré qu’au début il y avait quatre postes au sein du bureau du procureur public qui était censé enquêter sur les crimes internationaux. Maintenant, il n’y a qu’un poste à mi-temps. Il n'y a pas de policiers spécifiquement détachés sur ces cas. La Suisse a de très beaux discours sur les droits humains et la nécessité de rendre la justice, mais dans la pratique elle est très en deça. Nous appelons les autorités à changer cette situation et à faire ce qu’ils disent.
JusticInfo.Net: Quels sont les pays qui ont fait le plus de progrès dans le domaine de la compétence universelle?
BM: Le meilleur exemple est probablement les Pays-Bas. Ils ont des unités consacrées aux crimes de guerre dans la police, au bureau de l'immigration, au ministère de la Justice. Dans l'ensemble, vous avez environ 70 personnes qui travaillent sur ces cas et ces cas peuvent mener à des poursuites. Les Français ont aussi une brigade spécialisée dans les crimes de guerre. Ils manquent de ressources mais il y a eu des condamnations. Ils ont beaucoup travaillé sur le Rwanda. (...) En Allemagne, l'unité en charge des crimes de guerre est également à court de personnel mais a pu travailler sérieusement sur quelques cas comme avec les FDLR (NDLR: deux membres du groupe rebelle FDLR ont été reconnus coupables en septembre 2015 et condamnés à 8 et 13 ans de prison pour crimes de guerre commis en République démocratique du Congo). Ensuite, vous avez des pays problématiques comme le Royaume-Uni. Ils ont intégré dans une même unité la lutte contre le terrorisme et les crimes internationaux ; vous pouvez imaginer que la priorité va au terrorisme. La Suisse vient de faire la même chose et je suis très inquiet. Je doute que cela soit une bonne chose. Si vous voulez lutter contre le terrorisme, vous devez lutter contre les crimes de guerre.