Depuis une vingtaine d’années, la question de l’articulation entre la recherche de la paix et la justice est un enjeu récurrent dans les relations internationales. De la Syrie à la Colombie, de l’ex-Yougoslavie à la République centrafricaine, on ne compte plus les controverses à ce sujet. La justice internationale peut-elle, doit-elle brider un processus de paix ? A l’inverse, que vaut une paix signée par des criminels de guerre ? Est-il seulement possible de concilier une dimension morale des relations internationales avec les impératifs du réalisme politique ?
Ces dernières semaines, deux situations radicalement différentes – la Syrie et la Colombie - ont réveillé les passions. Faut-il s’accommoder du président syrien Bachar el Assad dans un éventuel règlement politique ? La paix en Colombie se conclut-elle au détriment de la justice, comme l’affirment Human Rights Watch et Amnesty international ? Ou inversément, comme l’affirme Phil Clark dans Justiceinfo.net, les organisations de défense des droits de l’homme ne sont-elles pas elles-mêmes devenues des obstacles à la paix ?
Nous avons voulu ici poser les pièces d’un dossier qui a profondément évolué ces dernières années avec le développement du droit pénal international. L’approche chronologique permet de mieux décrypter cette évolution dans la tension entre la recherche de la paix et de la justice.
1. La crise originelle où la naissance de la diplomatie judiciaire.
La tension entre la recherche de la paix et celle de la justice naît avec le premier tribunal pénal international, celui de l’ex-Yougoslavie, le TPIY. Les médiateurs des Nations unies et de l’Union européenne se heurtent rapidement au procureur du TPIY, Richard Goldstone. Une revue américaine Human Rights Quaterly, rend compte de cet affrontement. Un certain M. X, - qui préfère rester anonyme, mais nous pouvons dire aujourd’hui qu’il s’agissait d’un conseiller des médiateurs – affirme sans détour que la justice est un obstacle à la paix et, conséquence aussi logique que tragique, que l’intervention de la justice internationale prolonge la guerre et, donc, le nombre de victimes :
« La quête de justice pour les victimes d’atrocités commises hier ne doit pas faire des vivants d’aujourd’hui, les morts de demain. Il y a eu des milliers de morts aujourd’hui qui devraient être vivants, parce que des moralistes cherchaient une paix parfaite. Poursuivre les criminels est une chose, faire la paix en est une autre ».
A cela, le procureur du TPIY, Richard Goldstone, rétorque qu’une paix signée par un criminel de guerre ne vaut pas même le papier sur lequel elle est signée. En d’autres termes, la justice n’est pas négociable. La justice, dit-il, est une pré-condition à la paix :
« Une paix qui serait téléguidée par des criminels de guerre, malfaisants et méprisants de toutes les règles ou normes fondamentales du droit international, et soucieux de protéger leurs intérêts, ne saurait être ni viable, ni durable ».
Constatons, pour notre part, la divergence dans la définition de la paix qui éclaire les deux positions. Une paix a minima, une paix aussi rapide que possible est souhaitée par M. X, alors que Richard Goldstone parle de la nécessité d’une paix viable et durable, qui va bien au-delà de la cessation des hostilités. La question de la temporalité est au cœur du différend entre Monsieur X et Richard Goldstone. Faut-il privilégier un accord de paix à tout prix, au risque que cet accord ne soit qu’une paix de dupes ? Ou se montrer plus exigeant, quitte à prolonger les souffrances des populations ?
Notons aussi que le procureur du TPIY n’a pas toujours mis en accord son verbe et sa stratégie pénale. Il a fallu attendre 1999 pour que le président serbe, Slobodan Milosevic – signataire des accords de paix de Dayton en 1995 – soit inculpé pour des actes remontant à … 1991. Cela suggère - bien que le procureur du TPIY s’en soit toujours défendu -, qu’il a malgré tout introduit des paramètres politiques dans sa stratégie pénale, se rapprochant en pratique de la position des médiateurs et des grandes puissances.
2. La Cour pénale internationale tente de fixer les règles du jeu
Lors de la conférence diplomatique à Rome en 1998 durant laquelle les statuts de la CPI sont rédigés, les Etats parviennent péniblement à élaborer de nouvelles règles du jeu. Née avec le TPIY, la justice internationale en temps de guerre devient une réalité permanente des relations internationales. Toutefois, l’ardeur du procureur et des juges est tempérée par deux articles des statuts. L’article 16 que l’Union africaine tentera – en vain – d’utiliser à deux reprises, soit sur le Soudan et sur le Kenya, et qui donne au Conseil de sécurité de l’ONU la faculté de geler tout processus judiciaire pour une période de 12 mois, au nom de la « paix et de la sécurité internationale ».
Et l’article 53 donne la faculté au procureur de la CPI de geler tout processus judiciaire « si poursuivre ne servirait pas les intérêts de la justice, compte tenu des circonstances ». Mais que faut-il entendre par intérêts de la justice ? L’idée, ici, est de protéger les victimes et au-delà la société, en gelant le processus judiciaire face au risque de renversement d’une démocratie fragile. Comme, par exemple, lorsque dans les années 1980, la toute nouvelle démocratie en Argentine avait interrompu les procès des anciens chefs de la junte militaire devant le risque de coup d’état. L’article 53 n’a jamais été utilisé à ce jour et il y a peu de risque qu’il le soit : la CPI considère qu’elle est un organe qui doit rendre la justice et que ce n’est pas à elle, mais au Conseil de sécurité de suspendre l’action judiciaire, si un processus de paix ou d’autres raisons l’exigent.
Le fait que l’article 16 n’a jamais été utilisé à ce jour, faute de consensus entre les grandes puissances et que le procureur ne veut pas se brider en recourant à l’article 53 témoignent du fait que les dispositions créées pour diminuer la tension entre la recherche de la paix et de la justice n’ont pas eu de réelle portée.
3. Quand un procureur torpille un processus de paix.
L’exemple le plus emblématique dans la montée en puissance de la diplomatie judiciaire survient en 2003. A l’époque, un impitoyable conflit ravage le Libéria et la Sierra Leone. Après des années d’efforts, les Nations unies parviennent à organiser une conférence de paix au Ghana, - le pays dont le Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan est ressortissant - en présence de plusieurs chefs d’Etats africains. Le président libérien, Charles Taylor, a accepté d’y participer. A l’ouverture de la conférence de paix, le 4 juin 2003, David Crane, procureur du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, décide d’inculper publiquement le président libérien pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Acte sans précédent, en toute connaissance de cause, le procureur d’un tribunal onusien torpille un processus de paix onusien :
« Mon intention n’était pas de faire arrêter Charles Taylor, mais de l’extraire du processus de paix. Je savais que de nouvelles livraisons d’armes étaient en route pour Monrovia. Taylor avait déjà signé 14 cessez-le-feu et 8 accords de paix et n’en avait respecté aucun. Je voulais l’empêcher d’en signer un nouveau, car il aurait été ensuite très difficile de l’inculper ».
L’objectif affirmé du procureur est d’empêcher un accord de paix, car, dit-il, non seulement, Charles Taylor est un épouvantable criminel de guerre, mais il compte continuer la guerre, d’après les informations parvenues au tribunal. A-t-il eu raison ? Et était-ce à un procureur international de décider si des négociations de paix méritent d’êtres tenues ?
Le plus intéressant est la suite de cette histoire : après que les diplomates et les médiateurs aient été choqués par la volonté du procureur de torpiller un processus de paix, les puissances occidentales vont offrir un marché à Charles Taylor : qu’il parte en exil au Nigéria et à condition qu’il n’intervienne plus dans les affaires de son pays, il ne sera jamais poursuivi. La politique reprend ses droits. Taylor accepte, mais rompt sa parole et sera finalement appréhendé et jugé à La Haye.
Dans la réalité des faits, la dynamique entre justice et paix a donc été infiniment plus complexe qu’un simple processus judiciaire. C’est finalement la combinaison entre un processus judiciaire et l’utilisation de la force militaire occidentale mise au service de la volonté politique qui a conduit à la marginalisation, puis dans un second temps, au procès de Charles Taylor.
En guise de conclusion
L’une des pistes avancées pour sortir de la tension entre justice et paix est de procéder par séquences, c’est-à-dire, en introduisant autant d’éléments de justice – y compris des mécanismes de justice restoratrice - que la situation le permet, sans menacer un processus de paix forcément dynamique. L’histoire montre que les rapports de force évoluent et que les processus de justice pénale – impossible à mettre en place initialement – deviennent possible. L’expérience de l’Argentine est à ce titre particulièrement éclairante. Sur une trentaine d’années, l’Argentine à expérimenter successivement la tenue de procès, puis les a abandonnés au profit de la création d’une Commission vérité, une loi d’amnistie a ensuite été adoptée, avant d’être des années plus tard abrogée, relançant les procès.
L’exemple colombien témoigne aussi du fait qu’un processus de paix peut élaborer des formules nouvelles. Ainsi, le gouvernement de Bogota et les FARC ont respecté le droit international et n’ont pas offert l’amnistie pour les auteurs de crimes internationaux. Mais ils ont fixé des peines relativement réduites de 5 à 8 ans de privation de liberté pour les criminels de guerre qui reconnaîtraient leurs forfaits, et vingt ans de prison, pour ceux qui refuseraient de reconnaître leur responsabilité. Cette approche montre le potentiel de combinaisons possibles pour parvenir à la fois à la paix et à une certaine justice. Elle a cependant été critiquée par Human Rights Watch et par Amnesty international, ces organisations – au risque d’être dogmatiques - estimant que la justice avait été trop sacrifiée sur l’autel de la paix.
Cette tension entre les partisans de la justice et ceux de la paix ne reflètent-elles pas ce que pointait déjà le sociologue allemand Max Weber, la différence entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité ?