Les analystes sont unanimes. La lutte contre l'impunité est l'un des grands défis auxquels sera confronté le prochain gouvernement centrafricain. L'équipe dirigeante qui sortira du processus électoral en cours ne pourra redonner l'espoir aux Centrafricains que par sa capacité à rendre justice, au sens le plus large du terme, à instaurer la bonne gouvernance et l'état de droit, à travers notamment la restauration de l'autorité de l'Etat et des institutions publiques au service de tous les citoyens indépendamment de leur appartenance politique, tribale, religieuse ou de leur rang social.
La Cour constitutionnelle de transition a validé le 25 janvier les résultats de l'élection présidentielle du 30 décembre dernier, confirmant le verdict rendu par l'Autorité nationale des élections (ANE) : les anciens Premiers ministres Anicet Georges Dologuélé et Faustin Archange Touadéra sont arrivés en tête au premier tour, battant une pléthore d'autres candidats parmi lesquels Martin Ziguélé, un autre ancien chef du gouvernement centrafricain, mais aussi des fils d'anciens chefs de l'Etat centrafricain.
Le second tour, qui permettra de doter l'ancienne colonie française d'un président démocratiquement élu après une longue transition marquée par des crimes d'une ampleur sans précédent, a été fixé au 14 février prochain.
La Centrafrique, quasiment instable depuis son indépendance de la France en 1960, est plongée dans une crise aiguë depuis le renversement en mars 2013 du président François Bozizé, chassé du pouvoir par une coalition de rebelles, la Séléka, qui a mis le pays en coupe réglée pendant 10 mois. Ces rebelles, une véritable nébuleuse difficile à contrôler, ont à leur tour été évincés avec le départ du président de transition Michel Djotodia, contraint le 10 janvier 2014 à se retirer sous la pression internationale.
Constitués comme une riposte aux exactions des Séléka, les Antibalaka, au départ des milices d'auto-défense, ont aussi vite commencé à faire régner la terreur dans une grande partie du pays, s'en prenant particulièrement aux musulmans.
« L'usage de la force, et son cortège inévitable d'abus, a été la voie la plus rapide pour s'emparer du pouvoir en République centrafricaine. Pourtant, aucun des responsables de violations généralisées des droits de l'homme n'a jamais été poursuivi », déplorait à la veille de l'élection présidentielle, Lewis Mudge, chercheur à la Division Afrique de Human Rights Watch (HRW).
L'opérationnalisation effective de la Cour spéciale
L'exécutif qui sera présidé par l'économiste Dologuélé ou le mathématicien Touadéra héritera d'un pays sans police digne de ce nom, avec un système judiciaire à genoux alors que les criminels de plusieurs niveaux – des concepteurs aux exécutants- circulent librement à l'intérieur du pays ou à l'étranger. La nouvelle Centrafrique aura besoin d'une justice outillée et indépendante, capable de poursuivre les criminels, qu'ils soient Anti-balaka ou ex-Séléka, chrétiens ou musulmans, du Nord ou du Sud, de l'Est ou de l'Ouest. Pour cela, le prochain gouvernement pourra compter sur un nouveau tribunal pénal spécial formé de juges et de procureurs nationaux et internationaux. Créée par l'actuel gouvernement de transition dirigé par Catherine Samba-Panza pour juger des crimes graves internationaux commis depuis 2003, cette Cour pénale spéciale (CPS) n'est cependant pas encore opérationnelle, faute de moyens logistiques et financiers. C'est la détermination des prochaines autorités qui convaincra les bailleurs de fonds internationaux d'apporter l'appui technique et financier indispensable au fonctionnement de cette cour spéciale. « L'opérationnalisation effective de la cour ne pourra se réaliser pleinement que si les autorités centrafricaines ont la possibilité et les moyens de se l'approprier, et assument un leadership accru dans le processus de mise en place », déclaraient en décembre dernier plusieurs organisations de défense des droits de l'homme, dont Amnesty International.
« Pour garantir la reddition de comptes pour les crimes les plus graves, le nouveau gouvernement devra également coopérer étroitement avec la Cour pénale internationale (CPI) » à laquelle le gouvernement de transition a demandé en septembre 2014 d'ouvrir une enquête, poursuivait Lewis Mudge, dans une tribune libre.
« La lutte contre l'impunité des crimes graves commis en République centrafricaine, ainsi qu'une coopération effective avec la Cour Pénale Internationale (CPI), doivent rester à l'agenda du prochain gouvernement élu mais aussi des Etats qui soutiennent le rétablissement de la paix et de l'état de droit dans le pays », ajoutaient Amnesty International et d'autres organisations.
Cette préoccupation avait par ailleurs été exprimée au terme du Forum national de Bangui tenu du 4 au 11 mai 2015 dans la capitale centrafricaine en présence de médiateurs et d'observateurs internationaux. Le Pacte républicain pour la paix, la réconciliation nationale et la reconstruction en République centrafricaine signé à l'issue de ce rendez-vous « réaffirme la nécessité d'engager des poursuites contre les auteurs des crimes commis en République centrafricaine et de collaborer à cette fin aux enquêtes, poursuites et procédures judiciaires qui seront menées par la Cour Pénale Spéciale, les autres cours et tribunaux nationaux et la Cour Pénale Internationale ».
Ne pas céder à la tentation de vengeance
Le gouvernement de transition n'y étant pas parvenu, cette tâche incombe de facto au prochain gouvernement. Ainsi dès la campagne électorale pour le premier tour, chacun des deux candidats aujourd'hui en lice pour le second tour, avait promis à ses concitoyens une nouvelle Centrafrique fondée sur le respect de la vie et de la dignité humaine. Dans sa « profession de foi », Touadéra s'est « engagé à rendre la justice libre de toutes pressions politiques, dotée de moyens conséquents de travail pour asseoir un État de Droit véritable afin de renforcer la cohésion sociale ». Tandis que Dologuélé a assuré dans une interview à Jeune Afrique que « tous ceux qui ont commis des crimes de sang à grande échelle doivent répondre de leurs crimes devant la justice centrafricaine ou internationale ».
L'histoire jugera le vainqueur à ses œuvres.
En plus des procédures judiciaires proprement dites, l'oeuvre de justice transitionnelle passera aussi par le désarmement et la réinsertion des anciens combattants, la réforme de la police et des autres forces de sécurité nationales. Le réarmement des Forces armées centrafricaines (FACA) devra, comme le recommande encore l'expert de HRW, Lewis Mudge, « prendre en compte les graves violations des droits de l'homme que certains soldats et commandants ont pu commettre lors des violences de ces dernières années » pour séparer le bon grain de l'ivraie. Enfin, la justice sera un vain mot, si des conditions ne sont pas créées pour le retour du demi-million de réfugiés et déplacés, à majorité musulmane.
Il n'y a pas de meilleur de leitmotiv pour le prochain gouvernement centrafricain que les mots du Pape François au terme de sa visite dans le pays fin novembre dernier. Le chef de l'église catholique a exhorté les Centrafricains à se prémunir « contre la tentation de la vengeance et contre la spirale des représailles sans fin ». « A tous ceux qui utilisent injustement les armes de ce monde, je lance un appel : déposez ces instruments de mort ; armez-vous plutôt de la justice, de l'amour et de la miséricorde, vrais gages de paix», a conseillé le souverain pontife. Chacun des deux candidats au second tour a dû entendre cet appel.