En octobre 2010, les Nations unies publiaient leur rapport sur le « mapping » des crimes commis entre 1993 et 2003 dans l'ex-Zaïre, devenu par la suite la République démocratique du Congo (RDC). Elaboré par le Haut-commissariat aux droits de l'homme, ce rapport dense et détaillé examine 617 des incidents les plus graves survenus dans tout le Congo sur une période de 10 ans et fournit des détails sur des cas graves de massacres, de violence sexuelle et d'attaques contre des enfants, ainsi que d'autres exactions commises par une série d'acteurs armés, notamment des armées étrangères, des groupes rebelles et des forces du gouvernement congolais. Le rapport conclut que la plupart des crimes documentés peuvent être qualifiés de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre. Il se demande par ailleurs si certains crimes particuliers commis en 1996 et 1997 par l'armée rwandaise et ses alliés congolais contre des réfugiés hutus rwandais et des citoyens hutus congolais ne pourraient pas être qualifiés de crimes de génocide. Le rapport précise qu'il appartiendrait à un tribunal compétent de rendre une telle décision. Plusieurs organisations internationales, dont la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) et Human Rights Watch (HRW), avaient salué la publication de ce rapport et demandé avec insistance que des suites judiciaires y soient réservées. Cinq ans après, rien ne semble avoir été fait dans ce sens, comme le déplore Maître Vincent Courcelle-Labrousse, un avocat français ayant notamment exercé au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).
Me Vincent Courcelle-Labrousse : Comme vous vous en souvenez, ce rapport avait à la fois soulevé une grande espérance du côté des victimes et en même temps une réaction d'une grande violence, notamment du côté de Kigali. Il avait été évoqué de créer des chambres spéciales dans les juridictions congolaises, d'autres avaient envisagé un Tribunal spécial, mais tout cela s'est rapidement enlisé…
JusticeInfo.Net : Pourquoi, d'après vous ?
V.C-L : Les centaines de milliers de morts rwandais en RDC de 1996-1997 sont les victimes expiatoires du génocide de 1994. Au motif que dans la population qui avait fui le Rwanda, il y avait effectivement de très nombreux criminels ayant participés au génocide des Tutsis (ex-Forces armées rwandaises, miliciens…), la volonté du FPR/APR (Front Patriotique Rwandais, Armée Patriotique Rwandaise) de neutraliser militairement ces derniers a servi à justifier la liquidation indiscriminée d'une population en raison de son appartenance.
Paul Kagamé, sans doute dans le top 5 en matière de longévité au pouvoir chez les dictateurs africains, nous sert le même discours, très efficace, depuis 20 ans : évoquer les massacres de masse systématiques en RDC commis par les troupes de son armée (déguisées ou non en soldats de Laurent-Désiré Kabila) viserait en réalité à minimiser/relativiser les actes des génocidaires au Rwanda.
Cet argument est irrecevable mais il est utilisé (et repris d'ailleurs) pour jeter le soupçon et l'opprobre de manière systématique sur toute personne qui évoquerait le fait qu'aucune justice n'a été rendue aux victimes de la « grande chasse à l'homme » à laquelle s'est livrée l'APR en 1996-1997 en RDC.
Le chantage émotionnel auquel se livre le régime de Paul Kagamé continue de peser sur toutes velléités d'agir et de poursuivre les crimes massifs commis en RDC dans les années 1996-1997.
JusticeInfo.Net : Peut-on considérer cela comme un nouvel échec de la communauté internationale qui a toujours peur de s'attirer les foudres de Kigali après son échec à arrêter ou prévenir le génocide des Tutsis de 1994?
V.C-L : C'est plus qu'un échec. C'est une démission tragique et un aveuglement volontaire coupable.
JusticeInfo.Net : Ou est-ce parce qu'il n'y a actuellement aucun tribunal international compétent pour connaître de ces crimes?
V.C-L : Il n'y a effectivement pas de juridiction pénale internationale compétente aujourd'hui. Il est clair que sans la création d'une juridiction pénale internationalisée, il n'y aura pas à court terme de poursuites des responsables de ces massacres. Mais qui sait, ce procès aura peut-être lieu un jour au Rwanda. Le jour où Kagamé tombera, la question sera nécessairement posée. D'ailleurs, le régime affirmant que son système judiciaire est aux normes des plus hauts standards internationaux, il n'y a donc pas d'obstacle à ce que les juridictions rwandaises jugent des crimes commis par des Rwandais sur d'autres Rwandais…
JusticeInfo.Net : Certains avaient pensé, comme vous l'avez dit, à la création d'un tribunal spécial sur les crimes au Congo, dont la compétence couvrirait également les crimes relevant actuellement de la compétence de la CPI? La proposition reste-t-elle d'actualité ?
V.C-L : Oui, il serait tout à fait possible et justifié de mettre en place un mécanisme judiciaire international pour juger ces faits. Le procès Hissène Habré montre qu'il est possible de créer des juridictions internationalisées sans nécessairement recourir à des barnums ruineux.
JusticeInfo.Net : Le manque de suite judiciaire à ce rapport ainsi que le refus du procureur du TPIR de juger les crimes allégués du FPR ne confortent-ils pas l'idée d'une certaine inégalité des victimes devant la communauté internationale et sa justice?
V.C-L : De manière générale, les drames que vivent les populations africaines, et il ne s'agit pas uniquement du cas de la RDC, ne font pas (ou ne font plus) recette sur le marché de l'émotion internationale. Il y a chez beaucoup de gens comme une fatalité à l'égard l'Afrique comme si la mort en masse était presque inhérente au Continent… c'est inacceptable.
Dans le cas de crimes allégués contre le FPR/APR, bien entendu l'impunité ne peut avoir que des effets négatifs à long terme au Rwanda. Pour ceux qui ont participé au génocide des Tutsis, l'impunité leur permet de relativiser leurs propres crimes. Mais pour les Rwandais qui n'ont pas été des acteurs, cette part de la population qui n'a que vécu et subi les événements de 1994 à 1997, et même après, que peut-elle penser ? Elle a vu la justice passer dans un sens – quand il s'agissait de justice.
JusticeInfo.Net : Quel bilan dressez-vous du TPIR qui ferme ses portes à la fin de l'année?
V.C-L : Le TPIR a certainement réussi son mandat lorsqu'il a jugé et condamné, sur la base de preuves solides, dans le cadre de procès équitables, des auteurs de crimes de génocide, de crimes contre l'humanité… On ne doit pas sous-estimer cette réalisation. Ce Tribunal devait exister.
En revanche, le bureau du Procureur du TPIR a failli dans son mandat. Il a épargné volontairement les responsables du FPR/APR contre lesquels des charges auraient pu être retenues et a servi dans ce sens les intérêts d'un régime qui est une dictature qui emprisonne ses opposants, les enlève à l'étranger quand elle ne les fait pas étrangler. Le legs du TPIR est donc à cet égard celui d'une justice inachevée.