Soukhoumi (Abkhazie) - « Les pourparlers de Genève ne mènent nulle part. C’est faux de croire que nous puissions revivre avec les Géorgiens. C’est tout simplement impossible. » Les propos de Ruslan ont le mérite d’être clairs, lorsqu’il évoque les relations futures entre ses voisins du Caucase. Ce vétéran de la guerre abkhazo-géorgienne de 1992-1993, est un citoyen d’Abkhazie, un quasi-Etat, qui fait, néanmoins officiellement, toujours partie de la Géorgie.
La justice transitionnelle aborde rarement la question des Etats non reconnus (ou des régimes de facto), en particulier ceux qui se trouvent dans l’espace post-soviétique. Il semblerait que les discussions, plutôt focalisées sur les sociétés africaines en situation de (post) conflit, n’envisagent pas le recours à la justice transitionnelle en ce qui concerne les ex-Républiques soviétiques. Pourtant, les problèmes hérités de l’ex-Union soviétique et liés à la désintégration de celle-ci, ont provoqué de nombreux conflits sanglants – notamment entre la Géorgie et l’Abkhazie, la Moldavie et la Transnistrie, ou encore l’Arménie et l’Azerbaïdjan à propos du Haut-Karabakh – et continuent toujours à avoir d’importantes répercussions géopolitiques.
La crise ukrainienne, qui avait commencé à Kiev, par les manifestations de « la Révolution de la Dignité » à Maidan Nezalezhnosti, a mis en évidence la nécessité de certains mécanismes de justice transitionnelle. Suite à l’adoption de deux déclarations ad hoc par la Verkhovna Rada (parlement ukrainien), la Cour pénale internationale(CPI), a ouvert un examen préliminaire pour enquêter sur d’éventuels crimes internationaux commis lors des “manifestations de Maidan”, ainsi que dans la zone de conflit, dans l’est de l’Ukraine. Le projet d’Etat « Novorossiya » (Nouvelle-Russie), censé réunir la République populaire de Donetsk et la République populaire de Louhansk est actuellement bloqué mais il pourrait redémarrer à tout moment. Dans une approche visant à « tirer des enseignements du passé », nous allons donc examiner le cas de l’Abkhazie, comme exemple de situation de quasi –Etat et de « conflit gelé » de l’ère post-soviétique.
Le culte des maux du passé en Abkhazie
« Adhérer à la Fédération de Russie, c’est notre plan B. En revanche, je ne vois aucune possibilité de former un Etat avec la Géorgie. Cette phase de l’histoire est terminée ». Les propos d’Irakli Hintba, conseiller politique du président abkhaze Raul Khajimba, coupent court à la discussion. L’Abkhazie ne peut simplement plus réintégrer la Géorgie – c’est ce que tout le monde pense à Soukhoumi. Cependant à Tbilissi, on entend un tout autre son de cloche.
La guerre entre les Abkhazes et les Géorgiens a commencé à la fin de l’été 1992, par une attaque des forces géorgiennes contre cette province située dans le nord-est du pays. C’était là une conséquence directe des tendances nationalistes en Géorgie et de la dissolution de l’URSS. Avant la guerre, l’Abkhazie comptait environ 240 000 Géorgiens-Mingréliens qui constituaient 40- 45% de sa population totale – contre à peine 100 000 habitants d’ethnicité abkhaze. Aujourd’hui, en 2016, le nombre de Géorgiens a baissé à moins de 15%, malgré le fait que certains réfugiés de guerre sont rentrés chez eux, dans la région de Gali.
Ruslan, notre guide en Abkhazie, était un chef militaire pendant la guerre ; il se battait sur le front situé près de la rivière Gumista, dans le (nouveau) district de Novy Rayon. Certains vieux habitants sont revenus chez eux ; leurs « voisins » sont d’immenses trous laissés par les tirs de mortiers. Les gens comme Ruslan, qui ont été directement impliqués dans la guerre, haïssent les Géorgiens ouvertement. D’autres, notamment les jeunes, ne connaissent tout simplement pas de Géorgiens. Aujourd’hui, l’Abkhazie est, coupée en deux de manière informelle. Il y a la partie allant de la capitale jusqu’à la frontière russe avec sa toute nouvelle autoroute construite avec l’argent du Kremlin : on y croise de nombreux touristes, principalement de Moscou et de Saint-Pétersbourg. L’autre partie : la zone en direction de la frontière géorgienne, est plutôt maussade et sinistre, avec ses villes abandonnées et ses villages délabrés. En somme : un pays, deux mondes à part. Des mécanismes post-conflits ont-ils été mis en œuvre en Abkhazie ? Le cas échéant, desquels s’agit-il ? On peut parler, dans une certaine mesure, d’un programme de retour des réfugiés. Approximativement 50 à 60 000 Géorgiens sont revenus en Abkhazie. Cependant un grand nombre de réfugiés issus du conflit de 1992-93 demeurent toujours en Géorgie. Certains d’entre eux auront vécu plus de vingt ans dans des camps de réfugiés. Par ailleurs, le président géorgien de l’époque, Mikhaïl Saakashvili, arrivé au pouvoir suite à la « Révolution des Roses » en 2003, s’était efforcé de réintégrer l’Abkhazie à la Géorgie. Il avait mis en place un gouvernement abkhaze pro-géorgien (jusqu’alors en exile à Tbilissi) dans la vallée de Kodori. Mais la situation changea rapidement en 2008 : les Abkhazes profitèrent de la guerre de cinq jours entre la Géorgie et la Russie, en Ossétie du Sud, pour chasser les Géorgiens de Kodori. Cela mit un terme à la politique de réintégration du président Saakasvhili.
L’Abkhazie va-t-elle vers une adhésion complète à la Fédération de Russie (qui a en l’occurrence reconnu le gouvernement de Soukhoumi en 2008) ? Non, pas nécessairement – même si depuis l’accord d’alliance russo-abkhaze signé en 2014, les vecteurs politiques du Kremlin et de Soukhoumi convergent et que les troupes russes, appelées officiellement « forces de maintien de la paix », remplissent ouvertement la fonction de garde-frontière. Les leaders abkhazes préfèreraient avoir un Etat pleinement souverain, qui ne soit pas soumis entièrement au contrôle de Moscou – ou conserver le statut de quasi-Etat.
En même temps, (re)former un seul et même Etat avec la Géorgie est simplement impossible. Les Abkhazes ont tendance à « cultiver » le souvenir de la guerre et les maux du passé (ils conservent par exemple les vestiges d’un bâtiment de l’époque soviétique sur une place de Soukhoumi). Les Géorgiens, quant à eux, accusent les Abkhazes d’avoir procédé à un nettoyage ethnique et massacré des habitants mingréliens de Soukhoumi. Il est très difficile de trouver un terrain d’entente. Le seul qui en constitue un : le pont au-dessus de la rivière Inguri qui sert de frontière entre les deux camps.
La perte du Donbass, autre régime de facto, est-elle définitive ?
Le cas de l’Abkhazie est comme un laboratoire d’expériences de relations extrêmement difficiles, entre autorités de jure et de facto, et leurs échecs subséquents. La haine chronique entre les deux peuples y a empêché une mise en œuvre fructueuse de mécanismes « post-conflit ».
Aujourd’hui, il reste à savoir si le scénario abkhaze pourrait se reproduire dans le contexte de l’Ukraine. Les supposées Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk finiront-elles par être désintégrées par le gouvernement de Kiev ? Il est important de noter que l’Ukraine a déjà mis en œuvre une série de mesures pour la « dé-communisation » du pays et la lustration de responsables publics ayant travaillé dans l’administration de Viktor Yanukovych.
Ainsi, le gouvernement de Kiev doit forger sa politique très attentivement afin de trouver une solution au problème que pose l’est du pays. Le déploiement de moyens diplomatiques et militaires est nécessaire mais il est très important aussi de veiller à ne pas rompre les liens entre les habitants du Donbass et le reste de la population ukrainienne. Le président Petro Poroshenko et son premier ministre, Arseniy Petrovych Yatsenyuk, sont très clairs à ce sujet. Ils ont fait preuve d’une volonté de punir les responsables de crimes commis lors des manifestations de Maidan à Kiev et pendant le conflit au Donbass (notamment en invitant la CPI). Ces efforts devraient s’accompagner d’une politique de réintégration. La justice transitionnelle et les outils qu’elle propose en matière de réformes institutionnelles et de réconciliation sociale constituent un bon moyen d’atteindre les objectifs de base de l’Ukraine.