Assis sur le ban des accusés du palais de justice de Dakar, à quoi pense l’ex-président tchadien Hissène Habré, au dernier jour de son procès ? A l’enfant de berger nomade qu’il fut dans le nord du Tchad ? A l’étudiant de Sciences Po et au doctorat qu’il obtint à Paris ? Au guérillero dans le désert du Tibesti qu’il devint par la suite ? Au dictateur qui régna d’une main de fer de 1982 à 1990 sur son pays ? A l’ingratitude des Etats-Unis et de la France qui l’ont soutenu si longtemps ? Ou encore à cette journée de jeudi, qui clôt un procès de quatre mois, lorsque ses trois avocats commis d’office ont plaidé son innocence, cherchant à le laver de l’accusation d’actes de torture, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ? Ils l’ont dépeint en « patriote », parvenant à maintenir l’intégrité territoriale du Tchad qui « sans lui serait devenu une province libyenne ». Ils l’ont décrit encore en victime persécutée par Amnesty international, puis par Human Rights Watch (HRW), autrement dit, par un occident donneur de leçon, oublieux qu’Habré fut leur allié contre l’impétueux et dangereux leader libyen Kadhafi ? « Je demande son acquittement. Son nom devrait être écrit en lettres d’or… », dit l’un de ces avocats commis d’office, concluant ainsi sa plaidoirie, alors que la veille, le procureur avait requis la prison à perpétuité.
Hissène Habré écoute-t-il la défense que la Cour lui a imposée ? L’ex-président tchadien reste obstinément assis lorsque la Cour entre dans la salle d’audience, méprisant un Tribunal qu’il juge illégal et illégitime. A la centaine de témoins qui ont défilé à la barre depuis septembre devant les Chambres africaines extraordinaires, racontant chacun leur calvaire, les tortures, les sévices sexuels, les exécutions sommaires, les prisonniers obligés de creuser leur tombe, il a opposé son immobilisme en signe de protestation muette, son boubou et son chèche blancs qui lui couvre son visage en signe de pureté, et ses lunettes noires comme s’il restait aveugle à ses victimes et à ses juges. Parfois, son corps n’en peut plus de se transformer en sphinx et se manifeste, et alors l’un de ses pieds s’agite nerveusement.
Il a fallu que les étoiles soient alignées
C’est un procès sans précédent. C’est le procès de l’obstination et de l’opiniâtreté des victimes. Plus de 25 ans ont passé depuis que l’actuel président du Tchad, Idriss Déby, a chassé Hissène Habré du pouvoir, lequel s’était enfui avec le trésor national de son pays vers Dakar, la ville même où il comparaît depuis septembre dernier. Vingt-cinq longues années que Souleymane Guengueng, torturé, rescapé des cellules de la mort, que Clément Abaïfouta, l’étudiant devenu fossoyeur des victimes de Habré, et tant d’autres ont fait ce rêve de justice. Il y a plus de quinze ans, je rencontrais Souleymane Guengeng, à N’Djamena encore étonné d’avoir survécu, « lui, le petit oiseau sur une branche » que les sbires Hissène Habré (HH) aurait pu si facilement tuer et qui disait déjà « je veux ce procès pas seulement pour moi, non seulement pour les victimes d’Habré, mais pour toute l’Afrique et au-delà, car la justice est un droit pour tous ».
Pour arriver à ce procès, il a fallu que les étoiles s’alignent dans le ciel. Qu’une constellation politique permette à cette insensée quête de justice de prendre forme. Si un juge espagnol n’avait pas inculpé en 1998 l’ex-dictateur chilien, Augusto Pinochet, jamais la justice sans frontière ne se serait développée et jamais la traque de HH n’aurait commencé. Il a fallu un coup du destin lorsque en 2001 les archives de la répression sont tombées aux mains de HRW, décrivant l’organigramme de la répression sous Habré, fournissant les pièces d’un accablant acte d’accusation. Il a fallu encore qu’au Sénégal, le président Wade – proche de Habré - perde les élections et que Macky Sall soit élu en en 2012 pour que les Chambres africaines extraordinaires puissent voir le jour. Il a naturellement fallu aussi la conjonction de la détermination des victimes tchadiennes alliée au savoir-faire juridique et à la campagne médiatique lancée par Reed Brody de Human Rights Watch pour que le premier procès d’un ex-chef d’Etat africain puisse se tenir dans un autre pays du continent que le sien, s’appuyant sur le principe de la compétence universelle. En d’autres termes, il a fallu un quart de siècle, dont plus d’une quinzaine d’années de traque pour qu’une « branche morte », un ex-dictateur sans protecteur, finisse par comparaître devant des juges.
L’homme qui courait plus vite que la mort
Alors, depuis septembre, les témoins ont défilé à la barre : Robert Hissein Gambier, surnommé par ses geôliers, « l’homme qui courait plus vite que la mort », car il a survécu à tous les supplices, a raconté son calvaire et comment il comptait méthodiquement les 2053 prisonniers qu’il a vus mourir ; Bichara Dijbrine Ahmat, seul rescapé d’une exécution sommaire de 148 prisonniers de guerre en 1983 témoigna à son tour, vinrent ensuite les récits par quatre femmes des sévices sexuels endurés dans un camp militaire au nord du Tchad, le témoignage encore de l’unique insider présent au procès, Bamdjim Bandoum, ancien responsable de l’impitoyable « DDS », la direction de la documentation et de la sécurité, soit le principal organe de répression de Hissène Habré, le récit encore des infirmiers qui ont décrit les infâmes conditions de détention…
Puis, hier, vint le jour des plaidoiries de la défense des trois avocats commis d’office auxquels l’accusé n’a jamais adressé la parole. Ils évoquèrent « des pseudo-massacres ». Ils tentèrent de faire porter le doute sur la véracité des témoignages des victimes « préparées, manipulées et coachées » par HRW, affirmant que le viol raconté à la barre par Khadija Hassane Zida ne pouvait avoir eu lieu, car Hissène Habré ne se serait jamais abaissé à la violer, tant « elle puait après 3 mois de détention, lui qui avait deux épouses… » Ils accusèrent l’actuel président tchadien, Idriss Déby, d’avoir offert « un pacte d’absolution » aux anciens tortionnaires de la DDS s’ils « chargeaient » Hissène Habré. In fine, ils firent le portrait d’Hissène Habré en sauveur de sa nation, affrontant avec courage les sécessions intérieures et l’envahisseur libyen, demandant un improbable acquittement.
Dans ce procès sans précédent, tout ne fut pas parfait, loin de là. Mais il fut malgré tout, infiniment plus pédagogique que les abscondes querelles de procédure qui émaillent les interminables procès tenus à la Cour pénale internationale. Les autorités tchadiennes autorisèrent la retransmission télévisée des auditions, mais refusèrent que les anciens chefs de la DDS viennent témoigner à Dakar, en dépit d’un accord de coopération judiciaire entre les deux pays. Craignaient-elles une mise en cause du président Déby, qui, avant de renverser Hissène Habré, fut un temps son chef d’état-major ? Il y eut aussi le choix de l’accusé de demander à son avocat, François Serre, de boycotter le procès pour se transformer en blogger d’un site dédié à la gloire d’Hissène Habré, dénonçant l’illégitimité d’une Cour, fruit « d’un sombre complot » politico-judiciaire contre son client. Mais rien de tout cela n’a entaché le sentiment pour Souleymane Guengueng et pour tant d’autres victimes, que la tenue de ce procès constitue déjà une victoire : « Je partirai de Dakar, l’esprit adouci. Les victimes d’Hissène Habré ont fini par gagner. C’est un précédent pour l’Afrique et le reste du monde », dit Souleymane. Verdict, le 30 mai.