Depuis le 31 janvier, le Kenya et d’autres pays africains plaident pour que les 34 pays du continent qui ont adhéré la CPI se retirent en bloc de la Cour, jugeant que cette justice internationale est discriminatoire, car ne s’en prenant qu’aux seuls Africains. Les promoteurs de la CPI dénoncent dans cette manœuvre le désir de certains autocrates de s’arroger un permis de tuer, en dissimulant leurs sombres desseins au nom de la lutte anticolonialiste. L’analyse montre que la stratégie pénale du procureur a formidablement bien servi les gouvernements africains, même si la Cour reste potentiellement menaçante pour certains chefs d’Etat.
La Cour pénale internationale n’a jamais affronté pareille crise diplomatique, qui risque de la mener à sa perte. Sa légitimité et sa crédibilité sont profondément mises en question. Comprendre la crise actuelle implique de rappeler d’abord quelques faits avant d’aborder le fond du différend.
La création de la CPI, en 2002, avait suscité un immense espoir en Afrique. A l’époque, quelques 800 ONG africaines avaient fait activement campagne sur tout le continent pour que naisse la CPI. Ces associations y voyaient un garde-fou face à des Etats où la justice est souvent défaillante, lorsqu’elle n’est pas directement liée au pouvoir. Le premier pays au monde à avoir ratifié les statuts de la CPI fut un pays africain, le Sénégal, en 1999. L’Ouganda, puis la République démocratique du Congo, la République centrafricaine, le Mali et la Côte d’Ivoire ont demandé chacun l’intervention de la CPI sur leur territoire. Bref, l’Afrique est venue à la CPI, et non l’inverse. Quant au Soudan et à la Libye, c’est le Conseil de sécurité de l’ONU qui a référé ces deux pays à la CPI.
L’Afrique est venue à la CPI et non l’inverse
Les figures de proue de la CPI sont elles aussi africaines, que ce soit le procureur, Fatou Bensouda, ex-garde des Sceaux du dictateur gambien Yahya Jammeh, de même qu’une partie des juges et que Sidiki Kaba, le président des Etats parties à la CPI, ministre sénégalais de la justice. Quant à l’argument selon lequel la Cour est discriminatoire, le président de l’ex-célèbre Commission vérité et réconciliation sud-africain, l’archevêque Desmond Tutu, retourne l’argument, en soulignant que si la CPI était discriminatoire, ce serait … en faveur de l’Afrique, puisque ce sont les seules victimes africaines qui ont reçu jusqu’ici l’attention de la CPI, et non les autres.
Alors, qu’en est-il de cette fronde? S’agit-il pour certains gouvernements de se débarrasser d’une Cour potentiellement menaçante pour leur pouvoir, couplée à la volonté de revanche des présidents soudanais et kenyan qui furent tous deux inculpés par la CPI ? L’explication est correcte, mais largement insuffisante. Certains présidents redoutent en effet une Cour qui pourrait les inculper, et le président burundais, Pierre Nkurunziza, n’est pas le dernier d’entre eux. Mais le fond du problème tient à la nature très politique de la stratégie pénale du bureau du procureur depuis sa naissance en juillet 2002. A l’exception des poursuites engagées contre Kadhafi et Omar el Bashir, qui satisfaisaient les gouvernements occidentaux, la stratégie des deux procureurs successifs a, en réalité, fait le jeu des gouvernements africains, inculpant uniquement des leaders d’opposition et des chefs de groupes armés.
Les profondes carences de la stratégie pénale du procureur
Pressé d’asseoir la légitimité de la nouvelle Cour, Luis Moreno Ocampo a accepté l’invitation du président ougandais à intervenir dans son pays et a inculpé en 2005 les chefs de la Lords Resistance Army, une milice qui avait commis d’abominables crimes, mais le procureur ne s’est jamais intéressé aux crimes perpétrées par l’armée ougandaise. En RDC, il a poursuivi des chefs de milice sans s’en prendre aux plus grands commanditaires. En Centrafrique, à ce jour, il n’a poursuivi que le Congolais Bemba (sa milice était intervenue en RCA à la demande des autorités de ce pays), ce qui évidemment a ravi le président de la RDC, Joseph Kabila qui craignait d’affronter son rival politique lors des élections. En Côte d’Ivoire, il a poursuivi Laurent Gbagbo, le président chassé du pouvoir en 2011 par les forces françaises et par le nouveau président, Ouattara, dont les troupes ont pourtant, elles aussi, commis des exactions, mais n’ont jamais été poursuivies…
Au Soudan, Luis Moreno Ocampo a inculpé en 2009 le président en exercice Omar el Bashir, accusé d’être l’auteur de crimes internationaux. De quoi ravir l’administration Bush qui pourtant détestait la CPI au point de vouloir jusque là la torpiller. Quant à l’intervention de la CPI en Libye, son bilan est un désastre. Le livre de Stéphanie Maupas, le joker des puissants (éd. Don Quichotte), un véritable polar de la justice internationale, fourmille d’informations accablantes sur l’ère Ocampo. L’auteur montre dans le détail comment en 5 ans, s’agissant de la seule Libye, « la Cour a émis trois mandats d’arrêt sans avoir conduit d’enquête dans le pays, elle a véhiculé sans réserve la propagande de guerre, elle a entamé une enquête sur les viols dont les résultats se font toujours attendre, elle a promis d’analyser les exactions des rebelles sans conclusion… »
En fait, dans l’attaque diplomatique que subit aujourd’hui la CPI, il y a une profonde ironie : à l’exception d’Uhuru Kenyatta (encore que son inculpation ait paradoxalement contribué à son élection comme président !) et d’Omar el Bashir, la CPI a (trop) bien servi les intérêts des gouvernements africains. Le procureur aurait pu (et peut encore) choisir d’autres cibles, car le monde ne manque pas de criminels de guerre dans des pays qui sont pourtant membres de la CPI, tels l’Afghanistan, la Colombie, la Palestine... Le procureur pourrait aussi choisir de poursuivre des membres de l’organisation de l’Etat islamique, soupçonnés d’être des auteurs de crimes commis en Syrie, en Irak ou en Libye, s’ils sont de nationalité européenne.
Une quinzaine d’années après sa naissance, la CPI va-t-elle faire la preuve de son indépendance par une politique pénale à la hauteur de ses ambitions ? La question reste ouverte. Seul bénéfice tangible de la Cour pénale internationale pour l’heure : celle d’avoir ouvert un horizon d’attente. Par sa seule existence, elle a montré que lorsque les sociétés civiles se mobilisent, l’impunité n’est pas une fatalité, même si la route est encore longue pour n’être plus seulement une justice de vainqueurs.