Les longues guerres du Liban ont laissé des milliers de disparus dont les parents cherchent toujours les traces. L'Etat a été défaillant, des ONG essaient de prendre le relais pour donner une mémoire aux victimes.
« J’avais 13 ans le jour où j’ai disparu ; le jour où ma mère m’a perdu à jamais, moi, son enfant unique ; le jour où ma vie s’est écourtée. Beaucoup d’autres enfants ont disparu comme moi, et leur famille cherche toujours à comprendre ce qui leur est arrivé. Ne laissez pas notre histoire s’arrêter ici ».
Au Liban, tous les mercredis, des journaux locaux publient des messages de ce genre, écrits à la première personne, au nom de femmes, d’hommes ou d’enfants (comme ci-dessus) disparus au cours des quinze années de guerre. Ces messages font partie de la campagne « Do not let my story end here » (Ne laissez pas mon histoire s’arrêter ici), orchestrée par l’ONG libanaise Act for the Disappeared (Agissez pour les disparus), pour soutenir le lancement d’une base de données de personnes disparues, interactive et consultable, appelée « Fushat Amal » (Espace d’espoir).
Dans ce pays où les autorités ont très peu agi pour gérer les lourdes séquelles de la guerre au sein de la population et encore moins accordé une forme de reconnaissance significative aux victimes, cette initiative s’inscrit dans une démarche récente, émanant de la société civile. Elle vise à faire avancer la question des disparus et le règlement du problème par un processus exhaustif et durable, qui ne peut être conduit que par les autorités étatiques.
De 1975 à 1990, le tissu social du Liban fut mis à rude épreuve par des conflits armés successifs qui s’y déroulèrent, avec leur lot de sièges militaires, de migrations forcées, de massacres et de kidnappings, aboutissant dans la plupart des cas à la disparition définitive de la victime. Certaines personnes ont disparu suite à un massacre, d’autres se sont tout simplement volatilisées à un checkpoint ou sur une route ou ont été enlevées chez eux, par un des divers groupes armés – milices ou forces militaires locales ou étrangères – impliqués dans la guerre. Selon un rapport officiel, il y aurait 17 415 cas de personnes disparues, mais ce nombre n’a jamais été recoupé ni vérifié. À l’heure actuelle, les associations de familles sont en possession de 2500 dossiers, dont 600 seraient, d’après les proches, des cas de prisonniers captifs en Syrie.
Appel des familles
Tout le long des années 1980 et 1990, les associations de familles lancèrent des appels pour le retour de leurs proches ou réclamèrent des enquêtes pour clarifier leur sort, faisant peu de cas de la loi d’amnistie adoptée après la guerre et du manque général de volonté pour faire face aux crimes de guerre ou aux besoins des victimes. La pression persistante des familles aboutit à la création de deux commissions successives nommées par le gouvernement, en 2000 et en 2001 mais celles-ci n’ont que très peu avancé en termes d’investigation et de réponses pour les proches. Une autre commission mixte libano-syrienne fut également créée en 2005. À partir de 2005-2006, plusieurs organisations de défense des droits de l’homme virent le jour au Liban. Un certain nombre d’organisations internationales y ouvrirent aussi des antennes pour la première fois depuis la fin de la guerre, suite au retrait des troupes syriennes. Ce contexte fut plus propice à la question des disparus. Cette fois-ci, les ONG locales et internationales et les associations de familles réussirent à créer une dynamique pour faire progresser la question avec comme but principal la préparation du terrain pour un processus durable de recherche et d’identification. Différents moyens ont été explorés : manifestations, campagnes nationales, expositions de photos itinérantes, litiges stratégiques, projets de collecte de données, recommandations fondées sur la recherche et projets d’histoire orale.
En 2012, les associations de familles ont revendiqué, auprès du Conseil d’Etat, la plus haute instance judiciaire au Liban, le droit d’obtenir les dossiers rassemblés par la commission de 2000 et conservés par le Secrétariat du gouvernement. En mars 2014, le Conseil a rendu une décision, sans précédent, en faveur des familles, énonçant leur le droit de connaître le sort de leurs proches. Les associations sont actuellement en train de poursuivre une autre voix judiciaire pour obtenir l’identification et la protection des sites de charniers.
Cette même année, ces associations ont développé, conjointement avec un nombre d’organisations locales et internationales, un projet de loi permettant la création d’une commission nationale indépendante qui serait mandatée à clarifier le sort des personnes disparues, et qui serait dotée des pouvoirs et des ressources nécessaires pour faire son travail d’une manière efficace. Suite à la décision du Conseil d’Etat, deux parlementaires impliqués dans le processus ont soumis le projet au parlement à des fins de discussions. Depuis, le projet a été consolidé avec un autre (élaboré antérieurement). Cette nouvelle version est actuellement soumise au Comité parlementaire des droits de l’homme. Au début de ce mois, le Center for Transitional Justice (ICTJ) – le centre international pour la justice transitionnelle - qui est impliqué dans un grand nombre de ces initiatives, y compris l’élaboration du projet de loi, a publié une analyse des ressources organisationnelles et financières nécessaires à la création d’une commission nationale.
Commission nationale
En 2012, le Comité international de la Croix rouge (CICR) a lancé un programme pour collecter auprès des proches de disparus, des informations antérieures à la date de leur disparition. 2100 entrevues ont déjà pu être menées dans le cadre de ce programme qui a préparé le terrain pour un autre programme de collecte d’ADN – qui correspond à l’une des demandes principales des associations de familles. L’organisation attend le feu vert du gouvernement depuis plusieurs mois pour pouvoir lancer ce programme. En attendant, elle organise des formations et procède à des évaluations. Récemment, elle a fait allusion à la possibilité d’aller de l’avant et de lancer le programme quoi qu’il arrive. Parallèlement, Act for the Disappeared a fait des recherches sur des événements et des incidents qui pourraient servir à localiser des charniers et à développer des hypothèses sur l’identité potentielle des victimes ensevelies dans les fosses communes. Le cas échéant, les deux organisations remettraient toutes ces données à la Commission nationale
La plupart de ces projets ont été entrepris à un moment qui semblait plus propice à l’ouverture d’une discussion à propos des séquelles de la guerre de manière générale. Des promesses spécifiques ont été faites ; notamment en 2008, quand le président nouvellement élu a évoqué la question lors de la cérémonie de prestation de serment ainsi qu’au cours des années suivantes, lorsque les gouvernements successifs se sont engagés à aborder le problème. Or ce contexte apparemment idéal n’a pas donné lieu à de véritables actions de la part des autorités. Aujourd’hui, on peut même parler d’ occasion manquée. Cela fait plus d’un an que l’Etat libanais n’a pas de président ; le gouvernement semble avoir relégué la plupart des questions d’intérêt public à l’arrière plan – comme par exemple la crise sans précédent du ramassage des ordures qui a déclenché une série de grandes manifestations l’été dernier et qui n’est toujours pas résolue.
Peu d'espoir
Actuellement, maintenir la question des disparus dans l’espace public est plus difficile que jamais. « Fushat Amal », le nom donné à cette toute dernière initiative peut paraître on ne peut plus contre-intuitif : il n’y a que très peu d’espoir que le Parlement ratifie le projet de loi ou que le gouvernement rende possible le travail de collecte de données. Mais en réalité, l’espoir vient du fruit des efforts continuels et ciblés que les groupements de la société civile ont menés toutes ces années. Leur travail a non seulement abouti à une première – soit la reconnaissance du droit des familles à connaître le sort de leurs proches par le système judiciaire – mais il a aussi coupé l’herbe sous le pied de ceux qui prétendent que le Liban manque de ressources et de compétences pour mener des enquêtes sérieuses. Plus important encore : ces efforts ont réussi à changer tout simplement l’état d’esprit de la société par rapport à la question. Le fait que depuis le lancement de « Fushat Amal », un grand nombre de bénévoles proposent leurs services à Act for the Disappeared pour mener des interviews, en signe de solidarité avec les familles en est un exemple parlant.
« Cela nous réconforte de savoir que d’autres personnes pensent à nous, qu’elles travaillent avec nous et nous soutiennent. Aujourd’hui, au bout de trente ans, il y a enfin des gens à qui nous pouvons nous adresser pour faire part de nos préoccupations », dit la mère de Khaled Hajj Ali – disparu en 1985 – dans un des témoignages de la campagne.