Ouvert le 28 janvier dernier devant la Cour pénale internationale (CPI), à La Haye, au Pays-Bas, le procès de l'ex-président ivoirien Laurent Gbagbo et de son ancien ministre Charles Blé Goudé, est diversement apprécié par les Ivoiriens. L'ancien chef de l'Etat et le fondateur du Congrès panafricain des jeunes patriotes (COJEP) – qui se définit comme un mouvement de lutte contre l'impérialisme et le néo-colonialisme mais que les juges voient comme une milice - sont accusés de crimes contre l'humanité suite à la crise post-électorale de 2010 dont le bilan officiel serait de plus de 3.000 morts. Ce procès historique divise aussi bien la classe politique que les militants ou la société civile, notamment à Abidjan, la capitale économique.
Cinq ans après les faits, les blessures morales ou psychologiques ne semblent pas encore cicatrisées. Au contraire, elles demeurent vives. Le procès de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé étale la division profonde des Ivoiriens et met à nu les limites du processus de réconciliation.
Yopougon, quartier populaire du nord d'Abidjan a toujours été considéré comme le fief de Laurent Gbagbo. Assis autour d'une table, dans un « maquis » non loin de la place Ficgayo, des partisans de l'ex-président, environ une centaine de personnes, suivent sur une chaîne étrangère, le procès de leur mentor. Tels des élèves dans une salle de classe, ils écoutent religieusement l'exposé, par la procureure Fatou Bensouda, des chefs d'accusation contre les deux co-accusés. Ils ne veulent surtout rien rater de ce moment. Ici, il n'y a que des militants du Front populaire ivoirien (FPI), issus de ce qu'on appelle depuis quelques temps déjà, la tendance Aboudramane Sangaré. Membre fondateur du FPI, ex-ministre et partisan du « Gbagbo ou rien », Aboudramane Sangaré dirige aujourd'hui l'aile dure du parti et est considéré par une grande partie des militants comme le gardien du temple. Les pro-Sangaré contestent la légitimité de Pascal Affi Nguessan en tant que président du FPI et subordonnent tout dialogue avec le président Alassane Ouattara à la libération préalable de Laurent Gbagbo et de tous les autres militants du FPI incarcérés. Tous sont convaincus de l'innocence de l'ancien président et de son ancien ministre Charles Blé Goudé.
Les débats vont bon train tandis qu'ils savourent de la bière. Pour certains d'entre eux, ce procès n'est qu'une parodie de justice. Pour eux, la Cour pénale internationale est inféodée à l'Occident et particulièrement à la France. Ils refusent l'idée que seul leur champion, en l'occurrence Laurent Gbagbo, soit accusé alors que, disent-ils, « il a toujours prôné la démocratie et le dialogue ». Dans l'ensemble, les « frontistes » (appellation usuelle des militants du FPI), sont persuadés que ce procès est simplement l'expression de « la justice des vainqueurs » et vise à éloigner Laurent Gbagbo du jeu politique ivoirien et de permettre à Alassane Ouattara de gouverner sans véritable opposition. Toutefois, d'autres militants du FPI déclarent croire en la justice internationale. Pour ces derniers, le procès de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé sera l'occasion de la manifestation de la vérité. Une vérité qui, toujours selon eux, a été tronquée pour ne pas dire falsifiée. « Ce sera, concluent-ils, l'occasion de faire également comparaître devant la CPI d'anciens chefs rebelles qui ont soutenu Alassane Ouattara et occupé pendant près d'une décennie les trois quart du territoire national. Tous les « frontistes » s'accordent sur un fait : « Laurent Gbagbo sera innocenté et rentrera tranquillement au pays pour reprendre le combat là où il l'a laissé » Mais quel combat ? Ils répondent en chœur : celui de la souveraineté véritable de la Côte d'Ivoire, de la libération définitive de l'Afrique.
Avis partagés dans les rangs du parti au pouvoir
Dans un « gbaka » (minibus de transport en commun) en route vers Abobo, un autre quartier populaire du nord d'Abidjan, les débats tournent également autour du procès de Laurent Gbagbo. Cette commune du nord d'Abidjan fut le théâtre de quelques-uns des épisodes les plus sanglants de la crise post-électorale de 2011. C'est ici qu'eut lieu le 17 mars 2011 le bombardement d'un marché - une attaque attribuée aux forces loyalistes pro-Gbagbo qui aurait fait 7 morts, toutes des femmes. Dans ce fief du Rassemblement des Républicains (RDR, le parti au pouvoir) les avis sont partagés. Certains militants du RDR souhaitent le maintien en détention des deux prisonniers de Scheveningen -quartier de La Haye, qui abrite la Cour pénale internationale. Mais, contre toute attente, d'autres militants du même parti souhaitent simplement la libération de Laurent Gbagbo. Libération qui, ils en sont certains, ne changera rien à la configuration politique actuelle du pays. Ils en veulent pour preuve la victoire écrasante d'Alassane Ouattara à la présidentielle de 2014 avec un score soviétique de 83,66% des voix.
Ici, les militants du FPI préfèrent carrément se taire pour, selon leurs propres termes, éviter des représailles des Forces républicaines de Côte d'Ivoire (FRCI), la nouvelle armée nationale. Ils préfèrent s'en remettre à Dieu pour la libération des « camarades » Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé.
Ils estiment être les plus premières victimes de la crise post-électorale contrairement à ce que croit l'opinion internationale.
Autre commune, autres réalités. Cocody, quartier chic d'Abidjan, jouxte le quartier populaire d'Abobo. C'est là qu'habite une grande partie de l'intelligentsia ivoirienne. Ici, certaines personnes appellent de leurs voeux l'acquittement de Laurent Gbagbo afin qu'on aille vers une réconciliation véritable.
L'un des habitants de Cocody va même plus loin. Brandissant sa carte de membre du RDR, le parti au pouvoir dont il est un militant inconditionnel depuis près d'une vingtaine d'années, il se dit révolté que la majorité des témoins de Fatou Bensouda soient des Dioula, alors que lui-même est Bété, l'ethnie à laquelle appartiennent Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé. Il explique : « il n'y a pas que des Dioulas au RDR, il y a toutes les ethnies au RDR, tout comme au FPI, il y a des Sénoufos, des Baoulés, etc. Je suis frustré par ce qui se passe. »
Black-out
Cette frustration s'étend à bien d'autres Ivoiriens qui se disent déçus du traitement médiatique de ce procès. En effet, ils reprochent à la Radiotélévision ivoirienne, média public, son blackout total sur ce procès dans lequel une grande partie de l'histoire de la Côte d'ivoire indépendante est entrain d'être écrite. Ils comprennent difficilement ce mutisme de la chaîne publique et trouvent ce choix coupable.
Et le RDR officiel ? Son porte-parole Joel N'guessan fustige le fait pour Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé de plaider non coupables. Pour lui, le FPI et ses militants « n'ont jamais été capables de reconnaître, dans leur vie politique, une seule fois, leurs responsabilités. Ils ont toujours considéré que tout ce qui arrive par leur action politique est de la faute des autres. »
L'avis de Joel Nguessan ne rencontre cependant pas l'adhésion de certaines organisations des droits de l'homme qui dénoncent ce qu'elles appellent «la partialité de la procureure Bensouda». Jusque-là, remarquent-elles, aucun proche d'Alassane Ouattara n'a été inquiété par la Cour pénale internationale. Une situation que ces organisations jugent de nature à compromettre la réconciliation. Elles espèrent voir la procureure enquêter sur les crimes des ex-rebelles devenus les FRCI (Forces républicaines de Côte d'Ivoire). Pour cela, il faudrait remonter au début de la crise ivoirienne en 2002 et même aller certainement au-delà, c'est-à-dire remonter au coup d'état militaire de 1999.
Au final, 5 ans après la crise, des relents de tension demeurent perceptibles et montrent que la réconciliation est loin d'être une réalité en Côte d'ivoire. Nombreux sont les Ivoiriens qui pensent, à tort ou à raison, que cet état de fait est dû à un manque de volonté politique.