La justice allemande entend poursuivre les criminels de guerre nazis jusqu’au dernier et quel que soit leur âge. Alors que devait s'ouvrir mardi 14 mars le procès d’un ancien infirmier d’Auschwitz âgé de 95 ans, reporté dés l'ouverture pour raisons de santé, la question se pose. Ces procès pour l’histoire font-ils encore œuvre de pédagogie ? Et n’occultent-ils pas le fait que certains des plus grands criminels de guerre ont été relâchés dans les années cinquante ?
Dès 1948, le philosophe français, Vladimir Jankélévitch publie l’Imprescriptible. Il s’élève alors contre le fait que les criminels nazis, vingt ans après leurs forfaits, ne pourront plus être poursuivis. Il écrit : « Vingt ans sont, paraît-il suffisants pour que l’impardonnable devienne miraculeusement pardonnable. Un crime qui était inexpiable jusqu’en mai 1965, cesse donc de l’être en juin : comme par enchantement ». En théorie, si Adolf Eichmann, l’un des maîtres d’œuvre de la Solution finale avait été appréhendé en juin 1966 et non kidnappé six ans plus tôt – en toute illégalité - par un commando israélien en Argentine, il n’aurait pu être légalement poursuivi. Par son engagement, Jankélévitch est de ceux qui contribueront à mettre fin à l’idée de prescription pour les crimes internationaux, jugeant que « le pardon est mort dans les camps de la mort ».
Depuis les législations ont été modifiées pour que seul le décès de présumés auteurs de crimes de masse éteigne les poursuites. Le temps judiciaire est désormais illimité, seulement marqué par la fin biologique des accusés. Nous le voyons : le 14 mars, un ex-infirmier d’Auschwitz, Hubert Zafke, âgé de 95 ans, en poste lors de l’arrivée du convoi d’Anne Frank, va comparaître devant un tribunal allemand.
C’est un procès pour le moins problématique. Avec le danger que l’essentiel du procès ne se concentre pas sur « sa complicité » dans le gazage de 3681 juifs commis il y a 72 ans, mais se déplace sur l’état physique et psychologique de l’accusé, dont le tribunal a admis qu’il possédait « de faibles capacités cognitives ». Une nouvelle analyse médicale (contestée par les parties civiles) dépeint Zafke comme « victime de pensées suicidaires, d’une réaction au stress et d’hypertension » et incapable de suivre son procès.
Dans l’après-guerre, la volonté de Jankélévitch d’étendre les poursuites pour les criminels de guerre au-delà de la prescription des vingt ans était justifiée. Mais des décennies plus tard, le contexte a changé. Le risque du procès de Zafke est double : d’une part, au vu de l’âge de l’accusé et de son état, la sanction ne peut être que négligeable. Quant à la dimension pédagogique d’un procès pour l’histoire, elle reste très incertaine avec un accusé doté d’une santé mentale et physique chancelante. L’opinion publique ne va-t-elle pas transformer le criminel en victime de poursuites bien trop tardives ?
« Félicitations pour du bon travail »
Le paradoxe est d’autant plus fort que la justice allemande est aujourd’hui d’une extrême sévérité face à des hommes en fin de vie et qui n’ont été que des exécutants dans la machine d’extermination. Alors que dans les années cinquante, cherchant à satisfaire son opinion publique, le chancelier allemand Konrad Adenauer avait persuadé Washington de libérer tous les criminels nazis, y compris certains des responsables de la « shoah par balles », coupables de l’exécution de deux millions d’hommes, de femmes et d’enfants. En 1955, tous les criminels de guerre sont libérés sauf dix d’entre eux aux crimes particulièrement terribles. En 1958, des hommes tel Biberstein, Klingelhoefer et Ott sont libérés, alors qu’ils dirigeaient sur le front de l’Est les sinistres unités de Einsatzgruppen, chargés de liquider les populations juives. Le livre de Peter Maguire, Law and War, an American Story (Colombia University Press) fait toute la lumière sur ce processus discret de libération des criminels de guerre nazis. Dans le climat de la guerre froide, et soucieux d’avoir les Allemands de l’ouest de combattre à leur côté dans la perspective d’un conflit avec les Soviétiques, les autorités américaines ont donc libéré tous les criminels de guerre, sauf ceux jugés à Nuremberg, car il aurait fallu l’assentiment de l’Union soviétique. Un télégramme du Département d’Etat « félicite » le diplomate américain en charge de ces libérations « pour la conclusion d’un bon travail », « a fine job ».
Rétrospectivement, la Realpolitik et la représentation d’une justice inébranlable ont trouvé leur compte. L’histoire retiendra la détermination des juges à Nuremberg, puis celle des tribunaux allemands à poursuivre des criminels de guerre nazis jusqu’au dernier et quel que soit leur âge, au risque d’occulter qu’en d’autres temps, certains des plus grands criminels nazis, ont recouvré leur libertés sous la pression de la société allemande et avec le consentement des autorités américaines.