Le Dr Denis Mukwege est arrivé dimanche à Kinshasa pour des projections-débats autour de deux films consacrés à son combat : « Congo, un médecin pour sauver les femmes », de la Sénégalaise Angèle Diabang, et « L’Homme qui répare les femmes », des Belges Thierry Michel et Colette Braeckman. Le gynécologue de 61 ans venait d’Europe, où il a dénoncé une nouvelle fois l’impunité des auteurs de violences sexuelles – des violences qui ont atteint leur paroxysme en République démocratique du Congo lors de deux guerres, entre 1996 et 2003, où jusqu’à neuf pays se sont impliqués.
Avec son équipe, il a soigné des milliers de victimes à l’hôpital Panzi, qu’il a ouvert en 1999 à Bukavu, dans l’Est, instable depuis vingt ans. Couvert de récompenses et plusieurs fois nominé pour le Nobel de la paix, il martèle que l’impunité est un terreau fertile pour les violences sexuelles et les autres crimes. Entretien.
Justiceinfo.net : Vous revenez d’Europe, où vous avez plaidé pour la fin de l’impunité et la publication d’une liste secrète de l’ONU qui répertorie des responsables présumés de crimes commis essentiellement pendant les deux guerres du Congo. Pourquoi cette liste reste secrète ?
Je pense que c’est une façon de pérenniser la violence puisque lorsque les gens peuvent se dire qu’ils peuvent commettre des crimes – des crimes qui sont en plus imprescriptibles – et que leur nom est protégé, au lieu de protéger le nom des victimes, c’est une justice à l’envers ! On ne pourra jamais commencer le processus de guérison des victimes et de cette guerre si jamais ceux qui ont commis des exactions, qui ont commis des crimes, ne peuvent pas au minimum pouvoir présenter leurs excuses à leurs victimes. Aujourd’hui, plus que jamais, il faut lutter contre l’impunité. On voit très bien qu’on a du mal à sortir de la crise : la guerre s’est terminée officiellement en 2002 mais les actes de barbarie, de tueries, des assassinats, des viols, des destructions… continuent puisque tout simplement on n’a jamais vraiment fait un processus de vérité, réconciliation, réparation.
Selon un haut-responsable de l’ONU, le groupe Afrique est très soudé à l’ONU pour bloquer cette liste, et certains pays menacent notamment de retirer leurs troupes des Missions de la paix de l’ONU si jamais elle était rendue publique…
Nous devons, nous Africains, nous solidariser, montrer que nous faisons front commun pour lutter contre le mal. (…) Dans le rapport Mapping [de l’ONU répertoriant 617 graves crimes commis en RDC entre 1993 et 2003], ils ont dit qu’il y a des crimes qui s’apparentent à des crimes de génocide. Pourquoi on doit les mettre dans les tiroirs ? On ne peut pas faire deux poids deux mesures. Pourquoi la Yougoslavie doit avoir un tribunal pénal pour ce qui s’est passé, et qu’on nous dise que 617 crimes inventoriés, documentés, on va les mettre dans les tiroirs parce qu’il y a des menaces de se retirer dans les forces des Nations unies ? Je crois que c’est une aberration, tout simplement. Si on doit faire une justice, ce doit être une justice pour tout le monde, et pas deux poids deux mesures.
Avez-vous le sentiment que l’impunité recule en RDC ?
Le narratif a beaucoup évolué. Par exemple quand on dit : « Brisons le silence » (nom d’une campagne lancée par le bureau de Jeanine Mabunda, représentante personnelle du président Joseph Kabila chargée de lutter contre les violences sexuelles et le recrutement d’enfants soldats), je crois que ça, c’est positif. Mais comment on brise ce silence ? Est-ce qu’on brise ce silence en donnant à des femmes victimes la plateforme pour qu’elles puissent s’exprimer ? Est-ce qu’on brise ce silence en disant : « Votre plainte, madame, nous allons l’amener jusqu’au bout », est-ce qu’on brise ce silence en soutenant par exemple la magistrature pour qu’elle puisse faire son travail correctement ? Est-ce que ça veut dire également que chaque fois quand des gens ont été condamnés in solidum avec l’Etat, il y a la réparation qui a été payée ? Je crois qu’il faut des actes concrets. Il ne faut pas, lorsqu’on arrête un petit poisson, faire tout une conférence de presse pour montrer que l’impunité régresse. Il faut qu’il y ait des actes qui amènent les gens à comprendre que violer une femme c’est grave, que violer une femme, c’est violer notre humanité. Et ça je pense que ça ne peut se voir que lorsque toutes les victimes peuvent sentir que leur plainte a été écoutée.
Faudrait-il une commission vérité et réconciliation, comme en Afrique du Sud après l’abolition du régime ségrégationniste et raciste de l’Apartheid ?
Beaucoup de crimes ont été commis par des armées étrangères en République démocratique du Congo, aussi bien les invitées, que les agresseurs. Ils ont commis des crimes. Quel est le tribunal qui a été mis en place pour juger ces crimes ? Il y a eu des crimes commis par des groupes armés locaux. Quel a été le mécanisme de justice par rapport à ça ? Dans la justice transitionnelle, il y a les poursuites pénales. Et là, je crois qu’il n’y a pas un mécanisme. Nous avons eu la promesse du président de la République de mettre en place des chambres mixtes qui auraient une compétence régionale. S’il y a eu ce projet c’est qu’il y a eu un problème. Ce problème n’a jamais été résolu. (…) Les poursuites c’est une partie très importante de la justice transitionnelle. (…) On ne passe pas l’éponge en disant : « On vous a violée, madame, on a tué toute votre famille, maintenant, c’est fini ». Je pense qu’il faut se dire la vérité. C’est lorsque ces mécanismes vont arriver à leurs fins que les gens pourront se réconcilier et que les victimes pourront avoir une réparation – qui peut être matérielle, morale, réparation collective ou individuelle. Mais tout ça n’a jamais été fait.