La Côte d’Ivoire n’a pas encore rendu la justice pour les victimes de crimes graves commis par les deux camps lors de la crise postélectorale qui a ravagé le pays en 2010-2011, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Le Président Alassane Ouattara et son nouveau ministre de la Justice, Sansan Kambile, devraient renforcer le système judiciaire du pays afin qu’il puisse rendre une justice attendue depuis trop longtemps.
Le rapport de 62 pages, intitulé « La justice rétablit l’équilibre : Vers une lutte crédible contre l’impunité pour les crimes graves commis en Côte d’Ivoire », définit les domaines critiques nécessitant un soutien supplémentaire de la part du gouvernement afin que les tribunaux ivoiriens puissent rendre une justice crédible. Le rapport s’appuie sur plus de 70 entretiens menés auprès de représentants du gouvernement ivoirien, de membres des institutions judiciaires, de représentants d’organisations non gouvernementales, d’experts en justice pénale internationaux, de représentants de l’ONU, de diplomates et de représentants des bailleurs de fonds.
« Les victimes des crimes haineux perpétrés durant la crise postélectorale souffrent en silence depuis cinq longues années », a déclaré Param-Preet Singh, juriste senior auprès du programme Justice internationale à Human Rights Watch. « Les procès des principaux criminels des deux camps adresseraient un message clair que les auteurs de graves violations des droits humains ne pourront échapper à la justice. »
En décembre 2010, le refus du président sortant Laurent Gbagbo de céder le pouvoir à Alassane Ouattara, reconnu vainqueur de l’élection présidentielle par la communauté internationale, a été suivi de cinq mois de conflit durant lequel les forces fidèles aux deux camps ont commis de graves exactions. Des civils ont été sommairement exécutés. Des femmes ont été violées en réunion de façon brutale. Des villages ont été réduits en cendres. Lorsque le conflit a pris fin, plus de 3 000 civils avaient été tués et plus de 150 femmes avaient été violées au cours de la violence perpétrée au nom de facteurs politiques, ethniques et religieux.
Après des années d’un soutien insuffisant de la part du gouvernement, la Cellule spéciale a enfin reçu des ressources supplémentaires fin 2014, et en 2015 elle a mis en accusation plus de 20 personnes – y compris des membres de haut niveau des forces des deux camps – pour leur rôle dans les violations des droits humains commises pendant la crise postélectorale. Même si les progrès accomplis dans les enquêtes sont encourageants, la justice ne sera rendue aux victimes que si les criminels sont jugés lors de procès indépendants, impartiaux et équitables, selon Human Rights Watch.
Au-delà du maintien de son soutien aux enquêtes, le gouvernement devrait renforcer l'indépendance du pouvoir judiciaire ; protéger les juges, les avocats et les témoins impliqués dans des affaires sensibles ; et soutenir les réformes juridiques qui respecteraient les droits des accusés à un procès équitable.
Étant donné que de nombreux accusés attendent depuis des années d’être jugés, les juges ivoiriens devraient accorder la liberté provisoire à tous les accusés se trouvant en détention préventive qui ne constituent pas une menace pour les témoins et qui ne risquent pas de fuir. Le Président Ouattara devrait également affirmer clairement que les grâces présidentielles sont exclues pour les auteurs de crimes graves.
Les risques associés à la prestation d’une justice imparfaite sont très réels. Le procès et la condamnation en mars 2015 de l'ancienne première dame Simone Gbagbo pour crimes contre l'État – et non pour violations des droits humains – commis pendant la crise postélectorale ont été marqués par un certain nombre de préoccupations quant au caractère équitable du procès. Les lacunes de la procédure ont donné du poids aux efforts déployés par Simone Gbagbo et ses partisans pour dénoncer le verdict de culpabilité et pour remettre en question la légitimité des procédures.
En janvier 2016, le procès conjoint de Laurent Gbagbo et de son proche allié, Charles Blé Goudé, pour quatre chefs de crimes contre l'humanité commis pendant la crise postélectorale de 2010-2011, s’est ouvert devant la Cour pénale internationale. Simone Gbagbo fait également l’objet d’un mandat d’arrêt émis par la CPI pour avoir fait partie du « cercle rapproché » présumé ayant orchestré des violations massives, mais la Côte d'Ivoire ne l'a pas encore transférée à La Haye, en dépit de son obligation de le faire en tant que pays membre de la Cour.
À ce jour, la CPI n’a émis aucun mandat d’arrêt contre des membres des forces pro-Ouattara, même si la Procureure de la CPI, Fatou Bensouda, a affirmé l’an dernier que les enquêtes de son bureau sur le camp Ouattara se sont intensifiées. La CPI a fait l’objet de critiques pour son approche partiale de la justice dans le pays jusqu’ici.
« Le travail de la CPI demeure essentiel, pour garantir que les victimes des deux parties au conflit obtiennent justice et pour renforcer la légitimité de la Cour en Côte d’Ivoire », a déclaré Param-Preet Singh. « Des procès crédibles tenus dans les tribunaux ivoiriens, parallèlement aux enquêtes de la CPI, démontreraient la volonté du gouvernement de travailler avec ce tribunal afin de mettre un terme à l’impunité. »
Les partenaires internationaux de la Côte d'Ivoire, notamment la France, les États-Unis, l'Union européenne et les Nations Unies devraient apporter le soutien politique, technique et financier nécessaire au renforcement des efforts du pays visant à mettre effectivement un terme à l’impunité pour les crimes les plus graves, selon Human Rights Watch.
« La Côte d’Ivoire pourrait être un modèle s’agissant de juger des crimes internationaux graves dans des procès nationaux », a conclu Param-Preet Singh. « Mais ce potentiel ne peut se réaliser que si les autorités ivoiriennes rendent une justice qui soit crédible et équitable. »
Article publié par Human Rights Watch