OPINION

Les deux Corées face aux défis de la justice transitionnelle

Les deux Corées face aux défis de la justice transitionnelle©JA de Roo
The statues of Kim Il Sung (left) and Kim Jong Il on Mansu Hill in Pyongyang (April 2012)
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Alors que la Commission des Nations unies s’apprête à mener une enquête sur les droits de l’homme en Corée du Nord, la Corée du Sud, en raison du changement de régime dans le nord et une possible unification intercoréenne, devra relever bien des défis dans la mise en place des processus de justice transitionnelle.

Les grands puissances de la Guerre froide, qui ont orchestré la division de la péninsule coréenne en 1945, n’auraient jamais pu anticiper les décennies de lutte et la tragédie qui allaient prendre la forme d’une guerre dévastatrice de trois ans et à laquelle allaient se succéder des régimes autoritaires, autant dans le nord que dans le sud. Avec la capitulation du Japon après trente-cinq années d’oppression coloniale, les factions coréennes rivales se sont engagées dans une course vers la légitimation, qui s’est traduite par un régime soutenu par la Chine et le l’Union soviétique en Corée du Nord, et par une régime soutenu par les Etats-Unis en Corée du Sud. Certes, les Coréens du Sud ont connu la dictature durant une grande partie de la période qui a précédé la démocratisation, à la fin des années 1980, mais la brutalité du régime nord-coréen a qui, sous les ordres de Kim II Sung (entre 1948-1994), Kim Jong II (1994-2011) et maintenant Kim Jong Un, a été responsable des violations des droits de l’homme les plus longues et les plus horribles que le monde ait connues ont détourné les regards de la communauté internationale sur lui.

La Corée du Nord devra-t-elle répondre de ses actes ?

En 2013, les défenseurs des droits de l’homme ont emporté une campagne qui empressait les Nations unies de mettre en place une commission d’enquête (CDE) sur les droits de l’homme en Corée du Nord. La Commission a rapporté ses résultats au Conseil des droits de l’homme des Nations unies  (OHCHR) au mois de mars 2014, en exigeant des mesures urgentes permettant de mettre fin aux constantes violations des droits de l’homme en Corée du Nord. Peu de temps après, le OHCHR a publié une résolution qui reconnaît pour la première fois la pratique de « crimes contre l’humanité » et a exigé que le Conseil de sécurité réfère la situation à un « mécanisme de justice criminelle international ». En septembre 2015, le rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme en Corée du Nord, Marzuki Darusman, a réaffirmé qu’« il était temps d’envisager les mesures concrètes à l’encontre des individus responsables des crimes commis et de mettre en place un processus plus large de justice transitionnelle. »

La réponse de la société civile sud-coréenne et des organisations étrangères s’est manifestée par une pléthore d’initiatives afin d’instaurer pour la première fois la justice transitionnelle dans le contexte coréen actuel. Toutefois, il est devenu clair que l’Etat et la société ne maîtrisent que de manière limitée le concept de justice transitionnelle ainsi que l’ensemble de mécanismes juridiques et institutionnels y relatifs. Le rapport de la Commission d’enquête des Nations unies dénote une prise de conscience louable des difficultés spécifiques que représente le paysage politique local. La variété de ses recommandations – allant de la responsabilité face à la Cour pénale internationale, à davantage d’engagements d’individu à individu – tiennent compte de buts et intérêts des différents côtés du débat sur les droits de l’homme en Corée du Nord. Pourtant, la fossé entre les points, qui persiste depuis les années 1990 lorsque l’ampleur des violations a été révélée pour la première fois, est loin d’être comblé. L’entrée en vigueur en Corée du Sud de leur propre traité nord-coréen des droits de l’homme  en mars dernier ne fait que pousser davantage le gouvernement et la société civile à dépasser leurs désaccords. Un autre facteur qui complique les tentatives de développer l’expertise et les ressources locales en matière de justice transitionnelle en Corée du Sud est la vision constante et fondamentale, autant dans le domaine juridique que dans la psyché nationale, d’une unification inévitable entre les deux Corées. Cette unification serait la matérialisation d’un désir national et le contexte présumé dans lequel la justice transitionnelle aurait lieu.

Il existe pourtant de nombreuses autres sources possibles de difficultés dans la recherche d’un processus effectif de justice transitionnelle, qui doivent être prises en compte. Tout d’abord, l’indéniable et croissant clivage entre les identités du nord et du sud – identités qui se considèrent deux collectivités physiques à l’intérieur d’une seule nation, bien que seulement imaginaire –, et qui  menace de déstabiliser la poursuite d’un processus d’unification consensuel et en douceur. La deuxième source possible de difficulté est la lutte constante que la Corée du Sud mène à niveau national pour dépasser le sérieux fossé politique qui existe entre le parti conservateur et le parti progressiste, qui est responsable des points de vue divergents sur la manière d’appréhender la Corée du Nord et l’unification. Cette divergence a d’ailleurs entravé les efforts passés en ce qui concerne la mise en place des mécanismes de justice transitionnelle sous la forme de commissions de vérité et de réconciliation (CVR). Un dernier facteur qui représente un risque de complication est, bien entendu, l’aspect inconnu de l’avenir : comment se passera, en définitive, la transition ? Quelles seront les implications des différents scénarii, et plus particulièrement ceux qui n’engagent pas une unification immédiate entre le Nord et le Sud ?

Le rêve de l’unification

Depuis la fin de la Guerre, les deux Corées aspirent à l’émulation du modèle allemand, c’est-à-dire au dépassement du passé et à l’affirmation d’un pouvoir politique et économique dans la région de l’Asie pacifique. Un tel potentiel dépendra de la capacité du gouvernement sud-coréen à promouvoir l’unification auprès d’un public qui est de plus en plus ambivalent sur le sujet, dont les membres les plus anciens de la société ont une idée préconçue de la Corée avant la division, et dont les questions les plus pressantes du quotidien prennent le dessus sur l’intérêt d’une unification avec leurs frères opprimés.

Mais l’unification ne doit pas être prise à la légère. Elle doit être envisagée de manière pragmatique, en tenant compte des pratiques du monde actuel. Les vastes coûts de tout processus d’unification mis à part, l’arrivé de plus de 26'000 réfugiés nord-coréens en Corée du Sud depuis la fin de années 1990 a souligné des différences majeures dans les habitudes, les attitudes et les expériences des deux peuples. Les observateurs décrivent ce clivage comme une « hiérarchie » dans une échelle du « coréanisme », et qui se manifeste dans la volonté de nombreux Coréens du Nord d’essayer de s’adapter à la vie du Sud et parvenir à une acceptation sociale. Bien que l’unification intercoréenne, en tant qu’idéal, puisse potentiellement guérir les nombreuses blessures dont souffre le peuple coréen depuis un siècle, il importe de ne pas sous-estimer le fossé qui s’est creusé entre les deux identités nationales dans divers domaines de la vie. L’accentuation des différences culturelles, surtout au sein d’un peuple à qui l’on a longtemps présenté l’homogénéité ethnique comme un atout national majeur, risque d’entraver davantage tout processus de justice, sans compter la complexité, les coûts et l’aspect déstabilisateur de l’unification de deux pays-états aussi largement différents. En effet, il importe de considérer la question des limitations imposées par la mise en place des mécanismes de la justice transitionnelle, en parallèle avec plus de cent ans de mauvaises pratiques exercées par de nombreuses autorités.

Division interne

La Corée du Sud n’est certainement pas libérée de ses propres problèmes à son niveau national, surtout en ce qui concerne un consensus sur des questions essentielles à tout processus de justice transitionnelle. Le fossé idéologique qui existe entre les partis progressistes et conservateurs est largement répandu dans le panorama politique de la Corée du Sud. Il se caractérise par une volonté progressiste marquée de remettre en question la légitimité du régime dictatorial, et il a été abordé dans le contexte des droits de l’homme en Corée du Nord lorsque le parti progressiste a soutenu que la participation à une campagne pour les droits de l’homme pourrait être nuisible aux relations intercoréennes, alors que les conservateurs ont tenu à ce qu’elle soit la partie centrale du dialogue intercoréen. Au fossé politique s’ajoute le fossé idéologique apparent au sein de la population.

Dans ce contexte, la Commission de Vérité et de Réconciliation, mise en place entre 2005 et 2009 pour traiter des atrocités perpétrées par diverses autorités depuis 1910, a peiné à parvenir à des résultats satisfaisants. Les compromis politiques qui devaient permettre à la CVR de voir le jour sous la conduite de Roh Moo Hyun a mené à des imprécisions dans l’infrastructure juridique, ce qui a laissé la porte ouverte à des manipulations politiques et a entravé la prise de décision, particulièrement après le retour du parti conservateur en 2008. Sensible aux critiques à l’encontre de l’ancien régime, la parti conservateur a tenté d’affaiblir la CVR en limitant ses pouvoirs et lui niant sa valeur, tandis que, au même moment, le travail de la CVR était tout sauf ignoré des médias conservateurs. Les difficultés constantes qu’a rencontrées la Corée du Sud dans sa recherche d’un consensus, particulièrement sur des sujets qui concernent la Corée du Nord et le passé de la péninsule (il a fallu onze années pour parvenir à un accord sur le traité des droits de l’homme en Corée du Nord), ne présagent pas un processus d’unification tout en douceur, ni une institution de la justice transitionnelle rapide et efficace.

La préparation pour la justice est un avenir incertain

La société civile sud-coréenne utilise volontiers l’élan généré par la Commission d’enquête des Nations unies afin d’examiner attentivement les possibilités offertes par la justice transitionnelle en ce qui concerne le dépassement de la division nationale. Pourtant, les faits sont identiques : personne ne peut prévoir le moment ni la forme que prendra de cette transition, tant que la dynastie Kim sera au pouvoir. Par conséquent, les Corées doivent se préparer à l’instabilité, à l’incertitude et à la lutte avant d’atteindre un point où le panorama socio-politique permettra d’entamer le processus de justice transitionnelle. Il n’est pas possible d’écarter la possibilité que l’unification des deux Corées – avec la variété et la complexité des procédures et de la logistique d’une part, et le consensus national que cela implique d’autre part – implique  le maintien de deux états, à plus ou moins long terme, et ce afin de faciliter le passage de la Corée du Nord vers une situation ouverte, démocratique et plus efficace, et pour lui donner le temps nécessaire à un ajustement socio-culturel.

Conclusion

A la lumière du rôle souvent ignoré, bien que crucial, que la Corée du Sud a à jouer dans tout changement potentiel dans le Nord, les observateurs extérieurs et les parties intéressées à soutenir la recherche de la responsabilité des violations aux droits de l’homme doivent poursuivre leur engagement avec les deux partis politiques de la Corée du Sud et les organisations locales en faveur des droits de l’homme. Toutefois, l’assistance que la communauté internationale peut prêter au Sud a des limites. Le développement de l’expertise, des ressources et des institutions pour la justice transitionnelle est une tâche que, en dernier recours, le peuple coréen doit entreprendre seul, après l’élan donné par les Nations Unies et la Commission d’enquête au cours des dernières années pour à mettre en place les conditions politiques favorables à un tel progrès. Bien que la souffrance prolongée du peuple nord-coréen soit loin d’être idéale, l’attente de la « chute du mur » offre l’occasion d’anticiper les problèmes et les possibilités que la péninsule devra affronter le jour où ce moment tant attendu arrivera.

 Acteurs-clés et institutionS

  • Commission d’enquête des Nations unies sur les droits de l’homme dans la République populaire démocratique de Corée (UN COI) : dirigée par Michael Kirby, conclusions rapportées en mars 2014.
  • Corée du Nord : Etat autoritaire sous-développé comptant 25 millions d’habitants, dirigé par Kim Jong Un. Les violations des droits de l’homme ont été perpétrées au cours des 70 années de son existence. Elles vont de l’emprisonnement massif dans des camps de travail brutaux, à la torture et au meurtre arbitraires, en passant par la négation de la liberté d’expression, de mouvement et de religion.
  • Corée du Sud : Démocratie développée, comptant 50 millions d’habitants. Le ministère d’unification de la Corée du Sud est engagé dans une série d’activités préparatoires en vue de l’unification.