Il y a 20 ans, la Commission vérité et réconciliation sud-africaine commençait son travail pour faire la lumière sur les crimes commis sous le régime de l’apartheid. Des centaines de victimes et d’auteurs de crimes politiques allaient volontairement témoigner. Célébrée dans le monde entier comme un processus exemplaire de réconciliation, inspirant des dizaines d’autres pays à suivre l’exemple sud-africain, la CVR laisse cependant un souvenir plus mitigé en Afrique du Sud elle-même.
Lorsque le 15 avril 1996, la première audition publique de la Commission vérité et réconciliation se tient dans la ville d’East London, l’archevêque et président de la Commission vérité et réconciliation, Desmond Tutu espère gagner son pari : éviter que l’Afrique du Sud ne sombre dans un bain de sang. D’où sa recherche d’une troisième voie, refusant tant l’impunité que des tribunaux à la Nuremberg pour offrir un deal à tous ceux qui ont commis des crimes politiques entre 1960 et 1993 : la vérité sur leurs forfaits en échange de l’amnistie.
Desmond Tutu lia le pardon éthique et le pardon stratégique pour éviter que le pays ne s’enflamme, expliquant alors: « Nous autres, Sud-Africains ne l’emporteront qu’ensemble. Blancs et Noirs, liés par les circonstances et l’histoire, en sortant pour sortir de ce bourbier qu’était l’apartheid. Aucun des deux groupes ne pourra l’emporter seul. Dieu nous a liés, enchaînés les uns aux autres ».
Deux décennies plus tard, quel bilan tirer de la CVR sud-africaine ? Le pays n’a pas sombré dans la guerre civile. C’est évidemment le fait le plus important et la Commission vérité a joué un rôle crucial pour aboutir à ce résultat. Rétrospectivement, la réussite de cette transition pacifique était loin d’être acquise d’avance, ce qui est trop souvent oublié. La nature criminelle du régime de l’apartheid, de même que les méfaits commis par des militants de l’ANC et du Pan-African Congress ont été documentés dans le rapport long de six volumes de la CVR et les conclusions sont aujourd’hui admises par la grande majorité de la population, ouvrant la voie à une démocratie multiraciale. Le marché proposé par la CVR aux auteurs des crimes a donné des résultats : nombre de familles ont appris les circonstances de la mort de leurs proches et ont ainsi pu retrouver leur corps et entamer un travail de deuil. En outre, pratiquement, aucun acte de vengeance n’a été répertorié.
Réussites et zones d'ombre
Ces réussites ne doivent pas faire oublier les zones d’ombre. Ces derniers jours, Desmond Tutu a lui-même reconnu la « mission inachevée» (« unfinished business ») de la CVR. Si une partie des auteurs des crimes a témoigné afin de bénéficier de l’amnistie, d’autres ont choisi de rester silencieux. Quitte à risquer d’être poursuivis pénalement et sévèrement punis. Vingt ans plus tard, leur décision s’est avérée justifiée : ils ont bénéficié d’une totale impunité, provoquant la colère des familles des victimes, dont certaines restent jusqu’à ce jour sans information sur les restes de leur proche. Quatre policiers seront finalement poursuivis en juillet prochain pour un assassinat politique remontant à 1983, une première témoignant du manque de volonté politique des autorités Quant aux réparations promises aux familles, elles furent aussi limitées que tardives, constituant une des plus grandes frustrations à l’égard de la CVR.
Deux critiques de fond furent adressées à la Commission. La première, de nature morale fut d’exiger non seulement la vérité, mais aussi la justice pour les auteurs des crimes, ce que la Cour constitutionnelle refusa au nom du processus de réconciliation. La deuxième critique fut liée au fait qu’elle s’intéressa essentiellement aux exécutants des crimes, mais non à l’essence raciste et aux pratiques déshumanisantes du régime ségrégationniste, qui fonctionna sur l’exploitation économique de la majeure partie de la population pour enrichir la minorité blanche. Ce fut sans doute le prix à payer pour maintenir le dynamisme de la plus importante économie du continent africain et éviter de répéter les erreurs de Zimbabwe, dont les mesures de rétorsion à l’égard de la minorité blanche conduisit le pays à la ruine.
Reste aussi la leçon fondamentale de l’expérience sud-africaine. Celle d’avoir élaboré un système spécifique lié à l’histoire propre de ce pays et qui visait à concilier deux impératifs apparemment contradictoires, le besoin de justice des victimes et une transition pacifique. Justifiant la loi d’amnistie en échange des aveux, la Cour constitutionnelle a rappelé le message de Kant, selon lequel l’homme a été taillé dans un bois si tordu que l’on ne pourra jamais tirer quelque chose de tout à fait droit.