Ariel Avila, politologue colombien spécialiste des guérillas, décrit les derniers obstacles à franchir avant la signature de l’accord de paix qui doit mettre fin, en Colombie, à cinquante années de guerre civile. La sécurité des guérilleros après leur désarmement est au cœur des discussions qui se tiennent à Cuba. Celles-ci pourraient encore durer quelques mois.
JusticeInfo.net Que manque-t-il pour que les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) et le gouvernement signent l’accord de paix ?
Ariel Avila Sur le fond, 80 % des questions ont été traitées. Il ne reste plus qu’à résoudre le chapitre de la remise des armes, qui équivaut à la fin du conflit.
JI Et ce n’est pas si simple…
AV Trois choses ne sont toujours pas réglées. La première concerne les conditions concrètes du désarmement : où seront regroupés les guérilleros pour rendre les armes, dans quelles régions, quelle taille feront ces zones de rassemblement, quelle règlementation s’y imposera, etc. Le second point concerne la sécurité dans les campagnes, après le désarmement. Les guérilleros vont se démobiliser dans des zones rurales où ils assuraient leur propre défense. L’Etat devra faire son entrée dans ces zones pour assurer la sécurité. Comment cela se fera-t-il ? Quel sera le modèle mis en place dans ces régions pour protéger aussi bien les anciens guérilleros que la population ? C’est un des sujets en discussion. Le dernier volet concerne l’approbation ou non par les Colombiens de cet accord de paix. Le président Juan Manuel Santos souhaite que les électeurs se prononcent par référendum et veut créer une commission parlementaire pour la paix [chargée d’élaborer la règlementation nécessaire pour appliquer l’accord de paix, NDLR]. Les Farc, quant à elles, préfèrent une assemblée constituante. Il ne reste théoriquement qu’un chapitre à résoudre, mais il contient ces trois thèmes, qui sont en ce moment négociés à La Havane.
JI Quels sont les principaux obstacles à la démobilisation ?
AV Il y a des inquiétudes : les régions où la guérilla se trouve sont parfois dominées par l’économie illégale du trafic de drogue. Les Farc se sont engagées à éradiquer le narcotrafic une fois la paix signée. Pour garder le contrôle de ce négoce, les bandes armées, qui sont déjà présentes, pourraient massacrer d’anciens guérilleros désarmés.
D’autres secteurs, comme les propriétaires terriens, sont hostiles à certaines mesures sociales décidées à La Havane, notamment la restitution des terres. Ils pourraient saboter la réinsertion en finançant et en utilisant ces bandes contre les guérilléros démobilisés. Les anciens combattants marxistes vont déranger, parce qu’ils feront de la politique, défendront la redistribution…En dehors de ces défis de sécurité, l’autre dossier auquel il faudra s’attaquer concerne la justice. Dans les régions où la guérilla est présente, elle administre la justice. Les Farc imposent leurs propres lois, elles régulent l’économie, les relations entre les habitants. Cela devra changer. Autre grand sujet : celui de la participation en politique de la guérilla, qui pour moi est un point crucial. Enfin, il faudra veiller à ce que tous les engagements pris lors des négociations, notamment pour le développement rural, ne restent pas lettre morte dans les territoires qui ont besoin de mesures sociales pour échapper à la violence.
JI Pourquoi le retour en politique de la guérilla est-il crucial ?
AV C’est la cause de notre conflit ! La guérilla colombienne a tenté de faire de la politique dans les années 1980 et a été massacrée par des agents de l’Etat, associés à des narcotrafiquants et des paramilitaires. Raison pour laquelle elle a repris les armes. Ce que les guérilleros négocient, c’est essentiellement leur retour à la politique, et ils devront avoir leur place.Je l’ai dit récemment dans un éditorial assez polémique : il est impossible de croire que les commandants de la guérilla aient fait cinquante ans de guerre pour devenir conseillers municipaux dans un village. Il faut leur permettre d’entrer au Parlement, de devenir candidats présidentiels. C’est le but de ces négociations : remplacer les armes par des idées.
JI La société est-elle prête à l’accepter ?
AV Même si cela choque les Colombiens, il n’y a pas d’autre voie. Je crois qu’il y a une Colombie urbaine, celle des grandes villes, qui a des difficultés à l’envisager. C’est une population qui n’a pas souffert du conflit, qui sait peu de chose sur ces accords de paix et a beaucoup d’idée préconçues sur la question. Dans les campagnes, il y a des gens qui appuient le processus de paix et quelques uns qui s’y opposent. Une seule chose est sûre : nous avons, en Colombie, beaucoup de blessures à soigner, beaucoup de vérités à nous dire. Nous allons passer par une grande catharsis. Ce sera très complexe, mais notre société doit y faire face pour avancer.