Des moyens insuffisants, voire "ridicules", pour des investigations hors normes: la France dispose d'un pôle d'enquêteurs et de magistrats spécialisés pour les crimes contre l'humanité, un outil unique mais largement sous-doté au regard de la tâche.
Quatre ans après sa création au tribunal de grande instance de Paris, "l'outil existe et c'est très important. Reste à le faire fonctionner", résume Claude Choquet, le premier des trois juges d'instruction du pôle.
Une quarantaine de dossiers, dont 26 liés au génocide rwandais de 1994, sont actuellement entre les mains des juges, une vingtaine d'enquêtes préliminaires dans celles du parquet.
Leur travail de fourmi a débouché sur un premier procès, celui du Rwandais Pascal Simbikangwa, condamné en 2014 à 25 ans de réclusion pour complicité de crimes de génocide. Le second, celui de deux anciens bourgmestres rwandais, se tient à partir du 10 mai, avant le procès en appel de Simbikangwa.
"Le pôle est une vraie avancée de la justice française et aussi une vraie déception: on a d'excellents magistrats, de bons enquêteurs, mais ils ne sont pas assez pour faire face à des dossiers complexes et trop nombreux", estime Emmanuel Daoud, avocat de parties civiles dans plusieurs dossiers rwandais, congolais ou libyen.
Créé pour faire face à l'accumulation des plaintes sur le génocide rwandais, dont des auteurs s'étaient réfugiés en France, le pôle a permis d'inventer un savoir-faire pour des enquêtes particulières. "Cela suppose beaucoup de travail de contexte" sur les pays concernés, explique le juge Choquet, qui s'est déplacé de nombreuses fois au Rwanda. "On travaille sur des crimes de masse et il faut remonter le temps. Quand il n'y a rien d'autre que des témoignages, c'est beaucoup plus difficile", explique-t-il.
- 250.000 pages -
Les dossiers concernent désormais une dizaine de pays, en Afrique, Moyen-Orient ou Amérique du sud. Parmi eux, l'enquête visant le régime de Bachar al-Assad pour des exactions documentées par les milliers d'images sorties du pays par un ex-photographe de la police militaire syrienne.
Mais "les moyens sont relativement ridicules au regard de l'ampleur de la tâche", regrette Aurélia Devos, vice-procureur à la tête du parquet au pôle.
La fatigue ne l'emporte pas encore sur l'enthousiasme du "défricheur de terrains" face à une "jurisprudence à construire", mais le découragement n'est pas loin. "Nous sommes à un moment charnière, qui verra le pôle se renforcer ou s'étioler", prévient-elle.
A plein temps, ils sont trois juges d'instruction et deux procureurs, avec une poignée d'assistants. "Les plus mal lotis d'Europe", selon un magistrat, relevant que les enquêteurs sont deux à trois fois plus nombreux en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas.
Le manque le plus criant est, de l'avis général, à l'Office central de lutte contre les crimes contre l'humanité, qui regroupe les gendarmes enquêteurs: "Nous sommes 14 dont 13 gendarmes et un conseiller défense", souligne le colonel Jean-François Caparos, chef de l'Office. Manque encore à l'effectif "quatre policiers et un conseiller diplomatique".
"En nombre d'officiers nous sommes troisième derrière les Pays-Bas (40 officiers) et l'Allemagne (30) mais c'est nous qui avons largement le plus de dossiers", ajoute-t-il. Et le spectre est assez large: l'Office qui enquête sur des faits récents en Syrie a également encore deux dossiers concernant des exactions nazies.
Les dossiers sont tentaculaires et chronophages: dans celui du prêtre rwandais Wenceslas Munyeshyaka, qui a bénéficié d'un non-lieu, des centaines de témoins ont été entendus sur des tueries commises dans sa paroisse de Kigali. Plus de 250.000 pages.
Pour Patrick Baudouin, président d'honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme (FIDH), le pôle est aujourd'hui "englué dans les dossiers rwandais" et n'est "pas proactif".
"Il y a", dit-il, "de nouveaux dossiers qu'il faut faire avancer comme Qosmos et Amesys", deux enquêtes sur des sociétés françaises accusées d'avoir livré du matériel de surveillance d'opposants, respectivement aux régimes syrien et libyen.
Autre limite pour Simon Foreman, avocat et président de la Coalition française pour la Cour pénale internationale (CPI), le maintien dans la loi de verrous ne permettant la poursuite d'un suspect étranger que s'il a une "résidence habituelle en France" et si "l'incrimination retenue figure dans le droit du pays" où les crimes ont été commis.
Autre inquiétude: l'embouteillage à la cour d'assises de Paris quand les dossiers rwandais vont enfin arriver.