Dans ce « combat du tigre contre un âne ficelé » dépeint à l’ouverture du procès par l’avocate d’Octavien Ngenzi, pour décrier la faiblesse des moyens de la défense, les griffes ne sortent pas que de l’attaquant. Celle qui a pris la défense du Rwandais dès son arrestation à Mayotte, il y a six ans, compte bien traîner la France devant la Cour européenne des droits de l’homme pour une procédure où, plaide Me Françoise Mathé, « l’exercice des droits de la défense ne trouve pas de cadre à la hauteur des enjeux ». Se présentant comme militante de la compétence universelle, la co-fondatrice d’Avocats sans frontières France reproche aux juges d’instruction de n’avoir « même pas statué sur les demandes de la défense d’un transport sur les lieux [au Rwanda] dans le cadre de la coopération avec un pays que je qualifie de dictature sanglante ».
« Crimes de masse épouvantables »
Le décor est posé et le public, moins nombreux que pour le procès Simbinkangwa il y a deux ans, fixé sur la présence d’une défense solide et combattive. Les parties civiles répliquent. « Pendant quatre années, des magistrats instructeurs au-dessus de tout soupçon, totalement dévoués, ont instruit cette affaire dans des conditions de légalité absolue. » Un doigt pointé sur le box des accusés, Me Michel Laval, avocat du Collectif pour les parties civiles au Rwanda (CPCR) convoque « les crimes de masse épouvantables évalués entre 800.000 et 1 millions de morts (…) qui hantent cette salle ». « J’ai à mes côtés une association, poursuit-il en pivotant vers son président Alain Gauthier et sa femme Dafroza, qui ne sont pas des accusateurs privés mais qui sont là pour faire entendre la voix de tous ceux qui ont été découpés à la machette. »
Les jurés, tirés au sort le matin même, partent pour un voyage sans joie de deux mois. Les crimes dont on accuse Octavien Ngenzi et Tito Barahira se déroulent sur une période de deux semaines. Dans la zone de Kabarondo, l’armée du Front patriotique rwandais (FPR) arrive en effet très vite après le déclenchement du génocide. Causant la fuite des deux acteurs du procès. Barahira, le plus ancien des deux bourgmestres, l’a été de 1976 à 1986. Il n’est plus qu’un employé de la compagnie Électrogaz, dit-il, lorsque l’avion du président Habyarimana est abattu le 6 avril 1994. Il décrit l’avancée rapide des rebelles. « Il y a eu beaucoup de problèmes dans le secteur, traduit son interprète, et à plusieurs endroits il y a eu des massacres qui ont ôté la vie à des victimes, notamment des tutsis. »
« Des problèmes d’incarcération durant ma retraite »
« La guerre arrivait à Kabarondo. J’ai trouvé nécessaire de m’enfuir avec ma famille en Tanzanie. » Barahira échoue dans le camp de Benaco, avec son fils aîné. À la recherche du reste de sa famille il rejoint Nairobi, où sa femme et ses autres enfants le rejoignent. Sa femme obtient l’asile en France en 1998. Les enfants la rejoignent. Lui n’arrive qu’en décembre 2004. « J’étais malade, j’avais de la tension, mais je faisais tout pour m’intégrer. » Il enchaîne les « CDI », dit-il, dans les entreprises de nettoyage. Et les problèmes de santé. Obtient une pension d’invalidité qu’il appelle sa « retraite ». Puis, énonce-t-il pudiquement, « j’ai eu des problèmes d’incarcération durant ma retraite. » L’homme, qui réside près de Toulouse, est rattrapé par une plainte du CPCR. Selon l’instruction, peu de témoignages détaillent la façon dont il a exercé ses fonctions de bourgmestre, mais « le comportement de l’accusé aurait nettement changé à compter de 1990 ». Il aurait participé à des réunions « anti-tutsi » en présence d’Octavien Ngenzi et de l’homme puissant de la région, mentor présumé des deux bourgmestres, le colonel Pierre-Célestin Rwagafilita. Considéré comme un membre influent du clan présidentiel baptisé « akazu » (la petite maison), ancien chef d’état-major adjoint de la gendarmerie rwandaise, Rwagafilita serait aujourd’hui décédé. Plusieurs témoins désignent Barahira comme un leader au cours de cette période. Certains le considèrent comme le chef local des milices Interahamwe.
Grisonnant, malade, installé dans un fauteuil bleu, Tito Barahira va rythmer le procès de ses dialyses, deux après-midi par semaine. L’enquête de personnalité décrit un homme détaché, qui évite de s’impliquer émotionnellement, ayant des contacts peu aisés avec son entourage. Il n’a reçu que trois visites en prison en 2015. Seul son fils aîné reste proche. Sur Barahira, les élans de l’avocat général Philippe Courroye se brisent sans heurt. Sur son influence : « N’aviez-vous pas un certain prestige après dix ans comme bourgmestre ? » - « Je connais beaucoup de monde mais c’est le monde qui me connait plus que je les connais ». Sur des contacts avec les Interahamwe : « Je n’ai jamais eu de contact parce qu’à Kabarondo il n’y en avait pas. »
« Un simple bourgmestre »
Sur un banc à sa gauche, rehaussé d’un coussin épais, Octavien Ngenzi suit du regard chaque échange, se contient. Mais lorsque vient son tour de décrire son parcours, les mots lui viennent mal. Il parle clair, puis bas à son tour, se tord les mains, frotte ses avants bras, évoque assez vite une enfance pauvre, un père agriculteur, ses études d’agronome et son affectation par le ministère de l’Agriculture dans sa commune d’origine, Kabarondo. « Tite », qu’il connaît y est devenu bourgmestre. L’étendue de la commune, qui fait « 162 km2 », et dont il doit visiter chaque exploitation. Les études qu’il reprend, cette fois pour devenir ingénieur.
Le récit défile. Puis se précise quand, « le 6 mai 1986 », il croise une Nissan Patrol. « Voiture utilisée par les services de renseignements. » Un homme à l’arrière annonce que « le président de la République, tout à l’heure, a signé un arrêté qui te nomme bourgmestre. » Ngenzi est surpris, un peu déçu aussi parce qu’il a d’autres ambitions qu’être « un simple bourgmestre ». Impossible de refuser. De nouveau, le débit s’accélère. « J’ai occupé cette fonction du 7 mai 1986 au 16 avril 1994. Après j’ai pris la route du Kenya, des Comores, de Mayotte. C’est comme ça que je suis ici. » Ngenzi évoque alors la population « mélangée » de Fleury-Mérogis. S’arrête, tire sur le bas de sa chemisette. « Je me sens débordé, je m’excuse… »
« Le FPR a tué, il continue »
Au fil des questions, la confiance lui vient. Ses bras s’ouvrent, ponctuent chaque phrase. Il nie à son tour les accusations. « À Kabarondo, il n’y a jamais eu de racisme, de ségrégation. On ne sait pas rechercher qui est hutu, qui est tutsi dans cette région-là. » La présidente de la chambre d’assises, Madeleine Mathieu, lui demande alors pourquoi il n’est pas rentré au Rwanda après la guerre, en 1995 ? Un filet de voix : « Le FPR a tué depuis 1990, il continue, il continue, il continue… je m’excuse mais c’est la réalité. » Son engagement au sein du parti présidentiel, décrite par des témoins, même après l’arrivée du multipartisme ? « Ce n’est pas du militantisme, mais ce que l’on nomme ‘ishaka’ en kinyarwanda, du dévouement pour la cause de la population locale. »
À l’unisson avec Barahira, Ngenzi décrit une commune à part, étrangement préservée de la haine. « Jusqu’au génocide. » Là, martèle-t-il, « ce n’est pas la population qui a changé, c’est la situation. » À Kabarondo, il n’y avait pas d’extrémistes, mais la peur a envahi toute la population. « Les extrémistes on les verra depuis le 8 [avril 1994] et en ma présence jusqu’au 15. » Et ailleurs dans le pays ? « Pour ce qui est de l’extrémisme, je ne sais pas dépasser la commune de Kabarondo où j’étais bourgmestre. Je ne sais pas. » Le procureur Courroye s’élance à nouveau, sur la division ethnique. Trouve une meilleure prise cette fois. « C’est ça notre problème, s’exclame Ngenzi. Quand cela va s’arrêter ? Ça ne finit jamais. Ça aurait dû finir avec le génocide qui est passé et ça aurait dû recommencer sur de nouvelles bases. »
Ngenzi a été fébrile, mais spontané. Son avocate paraît soulagée. « Mme la présidente, ponctue Me Mathé, je crois que nous sommes très éclairés sur la personnalité de l’accusé. » L’audience se poursuit, ce vendredi, avec l’audition de l’ex-épouse de Tito Barahira.