Une épouse n'a pas senti monter la haine, un fils n'a vu aucun corps: le génocide rwandais de 1994 est encore abstrait alors que s'achève la première semaine du procès de deux anciens bourgmestres rwandais jugés à Paris pour leur participation aux massacres.
Etrange atmosphère dans cette salle d'assises, où nul ne maîtrise mieux le contexte que les accusés, Tito Barahira et Octavien Ngenzi, qui s'appliquent à présenter un profil lisse, se cantonnant à décrire une administration de bon père de famille au service de leur commune rurale de Kabarondo.
Les deux hommes, qui se sont succédé à la tête de cette localité de l'est du pays de fin 1976 à avril 1994, sont accusés d'avoir été les "donneurs d'ordre" de massacres effroyables de centaines voire de milliers de Tutsi, en particulier dans l'église du village le 13 avril. Ils encourent la réclusion criminelle à perpétuité pour "crimes contre l'humanité" et "génocide", pour avoir tué en application d'un "plan concerté tendant à la destruction" du groupe ethnique tutsi.
A la barre vendredi, Jeanne Murekatete décrit son ex-mari Tito Barahira comme un "bourgmestre apprécié, redevenu simple citoyen" dès sa démission en 1986. De son engagement au sein du parti unique MRND, elle "ne sait rien". De son influence ou aura supposée, non plus. Son fils aîné, Patrick, un grand gaillard au crâne rasé de 37 ans, est venu défendre un père "concerné et protecteur".
Ils ont appris l'assassinat du président Juvénal Habyarimana, élément déclencheur du génocide le soir du 6 avril, "le lendemain matin, à Radio Rwanda", la radio officielle. "On nous disait de rester chez nous. Je ne suis pas retournée travailler" au centre de santé du village, explique Jeanne Murekatete.
- 'On avait peur' -
Sa famille prendra la fuite le 17 avril, juste avant l'arrivée des rebelles tutsi du Front patriotique rwandais (FPR), alors que des milliers de personnes ont déjà été tuées. Elle n'a pas vu un mort, une barricade. "On habitait à 4-5 km du centre de Kabarondo", justifie-t-elle. "On ne sortait pas, on avait peur, et je devais m'occuper de ma famille et des personnes réfugiées chez moi". Notamment de membres de sa famille "dont l'apparence physique les faisait prendre pour des Tutsi".
Comme les accusés, elle dit n'avoir pas senti monter la haine au cours des années précédentes. "On avait des amis tutsi, hutu. Les gens s'entendaient bien". Patrick Barahira, qui avait 15 ans à l'époque, se souvient de "meetings politiques, peu avant la guerre, où on sentait la tension". Il a parfois "entendu des tirs", senti "monter la peur". Mais les Interahamwe (littéralement +ceux qui combattent ensemble+), mouvements de jeunes du parti au pouvoir constitués en milices, il n'en a "jamais vu".
Ces miliciens furent, au côté des Forces armées rwandaises (FAR), le bras armé du génocide. Leur rôle à Kabarondo et celui des accusés reste à débattre. Mais ce sujet, comme l'a souvent rappelé la présidente Madeleine Mathieu, sera abordé plus tard.
Après les premiers jours centrés sur la personnalité des accusés, les audiences vont être consacrées au contexte historique et politique: historiens et chercheurs, films documentaires, vont dresser un tableau du pays des mille collines, cette ancienne colonie belge plongée dans un chaos destructeur qui fit au moins 800.000 morts en cent jours, d'avril à juillet 1994.
Les premiers témoins des faits commenceront à être entendus au mieux en fin de semaine prochaine. Ce procès historique, le second tenu en France sur des massacres au Rwanda, doit durer huit semaines.