La vie après la mort. Depuis quelques années, les commémorations du génocide perpétré contre les Tutsis en 1994 au Rwanda privilégient les exemples de relèvement socioéconomique des survivants au détriment du narratif de l'horreur subie. Cette tendance typiquement rwandaise à dissimuler ses émotions serait, de l'avis de certains spécialistes, à l'origine de divers troubles psychosomatiques.
Faut-il attribuer le phénomène aux années qui passent ? Depuis un certain temps, les commémorations annuelles du génocide accordent plus de place aux témoignages de rescapés qui ont réussi à se relever de l'abîme qu'aux récits traumatisants de leur calvaire. Au lieu de s'attarder sur les coups de machette ou de gourdins, les nuits dans les marais, les traques par des chiens ou les séjours dans des fosses remplies de corps sans vie, les rescapés parlent des petits projets générateurs de revenus initiés après le génocide. A l'instar de Charles Habonimana, président du groupe des anciens étudiants rescapés du génocide (GAERG), ils veulent prouver à l'humanité, notamment à leurs bourreaux, que la « la vie après la mort » est possible.
Ne dit-on pas, en langue rwandaise, qu'un brave cherche des solutions au lieu de pleurer tout le temps ? Mais est-ce vraiment une faiblesse que d'évoquer publiquement les péripéties de son martyre, de pleurer lors des commémorations les membres de famille dont on ignore encore où ils ont été jetés après avoir été sauvagement tués ? Est-ce mettre en péril le processus de réconciliation nationale que de dire sa peine de vivre aujourd'hui comme « un arbre sans aucune branche » alors qu'on était au chaud dans sa famille avant le génocide ?
« Toutes ces questions sont pourtant logiques et ne seraient être exclues du récit du parcours d'un survivant du génocide », estime Marie -Josée Ukeye, psychologue à Never Again, une ONG locale.
Témoignages sur la réinsertion socio-économique et la réconciliation
Ainsi dépouillées de leur habituel cortège d'évocation de l'horreur du génocide, de l'héritage douloureux de victimes non encore inhumées, de veuves et d'orphelins démunis, les cérémonies de commémorations se passent désormais dans une alternance de témoignages sur la réinsertion socio-économique réussie de rescapés et la réconciliation entre bourreaux et victimes. « Que valent ces témoignages aux yeux d'un rescapé qui, chaque jour, au coin d'une rue ou au milieu d'une foule, croit voir un membre de famille qu'il n'a plus revu depuis ce printemps de 1994 ? », s'interroge une veuve du génocide, estimant que « le temps du deuil est loin d'être terminé ».
Il n'y a pourtant pas d'interdiction officielle aux rescapés de relater leur calvaire, ni à leurs bourreaux de raconter leurs crimes, comme l'explique le juriste Jean- Damascène Bizimana, secrétaire exécutif de la Commission nationale de lutte contre le génocide (CNLG), l'organe étatique en charge des commémorations. « Nous ne donnons que les grandes orientations », indique-t-il.
Ainsi du 7 au 13 avril dernier comme lors des précédentes commémorations, le message était uniformisé à travers des brochures envoyées dans chaque village du pays. Des conférenciers choisis d'avance ont développé le thème L'histoire du génocide perpétré contre les Tutsi et le devoir de mémoire, Etat des lieux et stratégies de lutte contre l'idéologie du génocide. Mais, en certains endroits, beaucoup de personnes, surtout parmi les jeunes, auraient souhaité entendre des récits vivants. « N'y-a-t-il pas de gens qui ont commis le génocide pour venir ici et nous dire ce qui s'est réellement passé ? », a ainsi demandé un jeune homme de 23 ans du village Rubumba, dans le sud du pays. « Comment contrer le discours négationniste sans donner la parole aux victimes et aux bourreaux ? », a encore demandé le jeune homme.
« Les larmes d'un homme coulent vers l'intérieur »
De l'avis de certaines victimes et de nombreux psychologues, cette tendance au refoulement est plutôt dangereuse. « Depuis que j'ai parlé de mon viol à des gens, je me suis sentie légère comme une plume, affranchie du poids du mal que mon corps avait cumulé et gardé au fur des ans », confie, à JusticeInfo, une femme du centre du Rwanda. Albert Gakwaya, doctorant à l'Université Pontificale Salésienne de Rome, abonde dans le même sens. Les émotions refoulées « risquent de développer des maladies psychosomatiques, même des troubles psychiques transmissibles, au risque de devenir la maladie de toute une génération et un mode d'organisation d'une collectivité », redoute-t-il. Pour lui, parler de l'horreur vécue serait un remède non seulement individuel mais aussi collectif pour « libérer » l'ensemble du peuple rwandais, y compris et surtout les bourreaux et les victimes.
Lors d'une cérémonie de commémoration à Kigali, le 15 avril dernier, le psychologue Jean- Pierre Dusingizemungu, enseignant à l'Université nationale du Rwanda et président de la principale organisation de survivants du génocide a tiré la sonnette d'alarme. Selon ce responsable d'Ibuka (souviens-toi, en langue rwandaise) qui s'exprimait devant de très hautes personnalités réunies pour la circonstance autour du Premier ministre Anastase Murekezi, il y aurait actuellement chez les leaders rescapés du génocide une prolifération de maladies, - telles que le diabète, les maladies cardio-vasculaires- liées au trauma. Parce qu'ils se sont fait violence, a expliqué l'universitaire, en se gardant de pleurer avec les autres, pour rester fidèles à la tradition rwandaise selon laquelle « les larmes d'un homme coulent vers l'intérieur ».
Le spécialiste rwandais prescrit donc de ne pas trop réprimer les émotions, de s'ouvrir, en même temps qu'il recommande la formation de psychologues cliniciens.