Court, trapu, le costume moins riche, le visage moins rond et le cheveu moins noir que lors de son procès au tribunal d’Arusha, Ignace Bagilishema reste pieds sur terre et sans emphase. Durant quatorze années, il a été bourgmestre d’une commune de 60.000 habitants du Nord du Rwanda, Mabanza. Il est resté jusqu’au bout du génocide. Débordé, il n’a rien pu faire. Son avocat au TPIR, Me François Roux, avait alors misé avec succès sur l’obsession des faits, du terrain. Obtenant d’aller lui-même chercher des preuves au Rwanda et arrachant, autre première au TPIR, un transport des juges sur les lieux. On se souvient de la demande de Me Françoise Mathé ici au premier jour du procès, d’un transport de la cour d’assises de Paris au Rwanda. Mais l’avocate d’Octavien Ngenzi l’a fait venir à Paris dans un objectif plus réaliste : celui d’ancrer dans l’esprit du jury la possibilité d’un acquittement de son client.
Le débit rapide, mangeant certains mots, Ignace Bagilishema ne raconte pas sa vie. Ce n’est ni son style, ni l’objet. « J’étais bourgmestre, au Rwanda, d’une commune. J’ai été jugé par le TPIR d’Arusha, en Tanzanie. J’ai été acquitté en 2001, et maintenant je suis libre comme les autres. Comme j’ai l’expérience de maire et que je suis passé par la justice, je suis venu dire quelque chose là-dessus. » Sa déclaration spontanée expédiée, la présidente de la cour d’assises l’interroge : « Tous les maires ont-ils fait l’objet de poursuites au Rwanda ? » « Pas nécessairement. Mais ceux qui étaient responsables d’une entité ont été souvent poursuivis d’une façon ou d’une autre. » « Depuis 1990, élude-t-il, on a géré une situation difficile, mais ça a été horrible en 1994. » Il répète l’euphémisme « difficile » pour décrire la situation à Mabanza depuis les attaques du Front patriotique rwandais (FPR), venu de l’Ouganda.
« Guerre entre deux populations »
L’homme parle d’une « guerre entre les deux populations hutu et tutsi » qui s’est déclenchée quand le chef de l’Etat – Juvénal Habyarimana – était encore en place. Mais à l’époque, la population l’écoutait, selon lui, et écoutait ceux qu’il avait nommé dans les communes, les bourgmestres. « On demandait la symbiose », dit-il. Mais « une fois qu’il a été tué [le 6 avril 1994], les populations n’écoutaient plus ». Ignace Bagilishema rappelle à la cour d’assises de Paris ce qu’il a décrit au tribunal d’Arusha. « La première semaine [du génocide] on a demandé des renforts pour assurer la sécurité de la commune. J’ai obtenu six gendarmes. Jusqu’au 13 avril. Après tout le monde était parti au front, et nous sommes restés seuls. » Mabanza se situe dans la région de Kibuye où le préfet, Clément Kayishema, sera condamné par le TPIR à la prison à perpétuité pour sa participation active au génocide.
L’avocat général Philippe Courroye enchaîne au rythme des réponses du Rwandais. « Bourgmestre, c’est un poste important ? » « C’est important oui. » « Pas d’idée du nombre de morts ? » « Je sais qu’il y a eu beaucoup de morts mais je n’ai pas d’idée du nombre de morts. » « Le Hutu pouvoir… euh le Hutu Power vous avez entendu parler, c’était quoi ? Et les dix commandements hutus ? » « Oui, oui, c’était le journal Kangura, de Hassan Ngeze, mais ce n’était pas le parti présidentiel. » « Et la RTLM, c’était raciste ? » « Je suis d’accord, mais j’écoutais la radio nationale. » « En votre qualité de bourgmestre, vous étiez informé des appels à la haine, de ce qui se passait dans le pays ? » « Je ne le nie pas. Mais on pensait qu’avec les élections ça allait cesser. On pensait que ça allait peut-être se calmer… » « Qu’avez-vous fait pour aider les tutsis ? » « J’ai fait beaucoup de choses, j’ai donné des cartes d’identités… pour les sauver. » « C’est ce qui vous a valu d’être acquitté ? » « Je vois que vous avez bien lu mon jugement. » « Oui, vous savez… en général, j’évite d’inventer. »
« La haine… la haine raciale »
Courroye se penche vers le témoin. « Mais les femmes et les enfants, qu’est-ce qui peut justifier de les exterminer ? » Réponse : « C’est la haine… la haine raciale. » Me Mathé ne lâche pas son idée d’un transport sur les lieux, qui avait pesé au TPIR dans l’acquittement du maire de Mabanza. Bagilishema se souvient : « Quelqu’un qui était derrière une montagne voyait des choses qu’il ne pouvait pas voir. Le procureur avait une quarantaine de témoins. C’était flagrant que certains mentaient. Après, il en restait 15 ou 16. » « Alors finalement, M. Bagilishema, l’interpelle l’avocate, est-ce que l’on peut dire que seul le bourgmestre innocent est un bourgmestre mort ? » Surpris, le témoin la fait répéter, puis rétorque simplement : « Je ne suis pas mort, je suis vivant. » Avec référence, l’avocate convoque ici une opposition entre deux experts – André Guichaoua et Filip Reyntjens – cités au TPIR dans le procès d’un autre bourgmestre, Joseph Kanyabashi. Initialement condamné à 35 ans de prison, en appel, les juges ont infirmé sa condamnation pour génocide et extermination, retenant uniquement sa responsabilité pour incitation directe et publique à commettre le génocide – au moyen d’un mégaphone en mai et juin 1994 dans sa commune.
« Juger chacun sur ses actes »
Me Philippe Meilhac, l’avocat du second accusé, Tito Barahira, renchérit en citant l’expert Guichaoua, qui cité par la défense a refusé de venir témoigner à la cour d’assises de Paris : « Tous ceux qui ont exercé des responsabilités ne peuvent pas dégager leurs responsabilités. » De nouveau, Bagilishema fait limpidement la synthèse : « Avec mon procès, on sait qu’en étant bourgmestre, qu’en étant membre du MRND, on peut être innocent. On ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier. Il faut juger chacun sur ses actes. »