L’Union européenne et ses États membres devraient s’engager à améliorer davantage les poursuites judiciaires nationales pour les crimes relevant du droit international et les atteintes aux droits humains, ont déclaré six organisations de défense des droits humains internationaux aujourd’hui. Les États membres devraient adopter les lois nécessaires, créer des unités spécialisées dans les crimes de guerre et garantir à ces unités un soutien financier et politique.
Ces organisations sont Amnesty International, le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (European Centre for Constitutional and Human Rights, ECCHR), la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), Human Rights Watch, REDRESS et TRIAL. Les groupes ont publié leur déclaration préalablement à la première Journée de l’Union européenne contre l’impunité, qui sera célébrée le 23 mai 2016 à La Haye et qui est organisée par la présidence néerlandaise du Conseil de l’Union européenne, de concert avec la Commission européenne, le Réseau génocide de l’UE et Eurojust.
« La Journée de l’UE contre l’impunité met en lumière le fait que de plus en plus de tribunaux nationaux mènent des enquêtes et des poursuites judiciaires sur de graves atteintes aux droits humains commises à l’étranger », a déclaré Gauri van Gulik, Directrice adjointe du programme Europe et Asie centrale d’Amnesty International. « Les tribunaux internationaux ont une capacité limitée et les tribunaux nationaux devraient jouer un rôle clé en tant que “filet de sécurité” pour éviter l’impunité pour les crimes relevant du droit international. »
La Journée de l’UE contre l’impunité a lieu dans le contexte actuel de la crise des réfugiés qui a conduit à l’arrivée dans les pays européens de nombreuses personnes fuyant des zones de conflit en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Cette situation crée une opportunité unique pour les États européens de contribuer véritablement à la justice pour les atrocités perpétrées dans ces pays. La présence accrue des demandeurs d’asile signifie que les victimes, les témoins, les preuves matérielles et même certains suspects auparavant non disponibles sont désormais à la portée des autorités judiciaires nationales.
Au cours des deux dernières décennies, les tribunaux nationaux d’un nombre croissant de pays, y compris mais sans s’y limiter les pays de l’UE, ont commencé à juger des affaires de crimes graves tels que des génocides, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des actes de torture, des disparitions forcées et des exécutions sommaires – « crimes relevant du droit international » – commis à l’étranger.
Les tribunaux nationaux peuvent avoir une compétence extraterritoriale pour des crimes commis à l’étranger lorsque les suspects ou les victimes sont des ressortissants du pays en question ou pour les crimes considérés comme tellement graves que la détermination des responsabilités devrait être une préoccupation pour l’humanité entière. Ce principe en vertu du droit international est connu comme « compétence universelle ». Bien que la compétence universelle existe depuis des décennies, elle était rarement utilisée il y a encore quelques années.
Une progression considérable des poursuites judiciaires pour des crimes relevant du droit international menées par des tribunaux nationaux a été constatée au cours des 20 dernières années. Des affaires dans les tribunaux européens ont concerné des crimes perpétrés au Rwanda, en République démocratique du Congo, en Afghanistan, au Guatemala, au Kosovo, en Irak, au Libéria, en Bosnie-Herzégovine, en Argentine et en Syrie, entre autres.
En 2015, dans une affaire capitale, les tribunaux du Sénégal ont traduit en justice l’ancien chef d’État tchadien, Hissène Habré, pour des crimes commis au Tchad. L’Argentine et l’Afrique du Sud ont ouvert des enquêtes sur de graves atteintes aux droits humains qui ont eu lieu en Chine, en Espagne, au Paraguay et au Zimbabwe. Une récente étude sur 12 pays exerçant la compétence universelle a révélé des progrès tangibles – tels que des arrestations, des mises en examen ou des condamnations – dans 27 affaires en 2015.
Même si, en principe, il est préférable que la justice soit rendue dans les pays où les crimes ont été commis, ceci est souvent impossible. L’application de la compétence universelle réduit l’existence de « havres de paix », où les auteurs de crimes peuvent bénéficier de l’impunité. C’est un moyen d’accéder à la justice d’une importance capitale pour les victimes qui n’ont nulle part où se tourner et cela peut contribuer à encourager la responsabilisation dans les pays où les crimes ont été commis.
Reconnaissant le rôle prépondérant des États membres de l’UE pour mettre un terme à l’impunité, l’UE a adopté en 2002 et 2003 deux décisions visant à créer un réseau d’enquêteurs et de procureurs qui travaillent sur des affaires de crimes relevant du droit international, le Réseau génocide européen, et recommandant l’instauration par les États membres d’unités spécialisées dans les crimes de guerre. Plusieurs pays de l’UE, dont les Pays-Bas, la Belgique, le Danemark, la Suède, la France et l’Allemagne, ont mis en place de telles unités pour crimes de guerre, composées de policiers et de procureurs ayant une expertise spécifique et dédiés à ces affaires. Le Réseau génocide de l’UE a renforcé la coopération et facilité le partage des meilleures pratiques entre les États membres grâce à des réunions semestrielles.
« Le nombre croissant d’affaires montre que les enquêtes et les poursuites portant sur des crimes internationaux complexes menées par des tribunaux nationaux peuvent être difficiles, mais pas impossibles si l’on dispose des bons outils », a expliqué Géraldine Mattioli-Zeltner, Directrice de plaidoyer au sein du programme Justice internationale à Human Rights Watch. « Le travail des unités pour crimes de guerre existantes et du Réseau génocide de l’UE commence à porter ses fruits et l’UE devrait soutenir davantage ce travail et encourager d’autres organisations régionales à faire de même. »
Plusieurs pays enquêtent déjà sur les graves atteintes aux droits humains en Syrie et en Irak. Selon des informations relayées par les médias, des poursuites judiciaires et des enquêtes concernant des crimes de guerre et des actes de torture commis dans ces deux pays sont en cours en France, en Finlande, en Allemagne, en Suède et aux Pays-Bas.
« Les poursuites judiciaires dans des États tiers sont souvent la seule option disponible pour que les victimes obtiennent justice, par exemple dans des pays comme la Syrie et l’Irak où des abus à grande échelle sont perpétrés en toute impunité », a expliqué Karim Lahidji, Président de la FIDH. « Les cas de compétence universelle ne sont qu’une première étape, mais ils sont porteurs d’espoir pour les victimes. »
Ce n’est pas la première fois que des victimes et certains suspects arrivent dans des pays européens en provenance de zones de conflit. La même chose s’est produite après le génocide au Rwanda en 1994 et après la guerre des Balkans dans les années 1990. Aujourd’hui, les pays européens sont mieux préparés pour enquêter sur les crimes internationaux graves et devraient le faire d’une manière qui garantisse la responsabilisation sans stigmatiser des groupes entiers de demandeurs d’asile, ont déclaré les organisations. Cependant, la situation actuelle et les exigences croissantes pesant sur les autorités judiciaires nationales révèlent que des améliorations supplémentaires sont nécessaires pour garantir des poursuites judiciaires nationales efficaces pour les crimes internationaux graves.
Tous les États membres de l’UE ne disposent pas de lois nationales définissant les crimes relevant du droit international et certains n’ont pas la compétence pour juger ces crimes lorsqu’ils ont été commis à l’étranger, créant des disparités en matière d’impunité au sein de l’UE. Seule une minorité d’États membres de l’UE a établi des unités spécialisées dans les crimes de guerre et davantage d’États devraient envisager de le faire, ont indiqué les organisations. Même dans les pays dotés d’unités pour crimes de guerre, celles-ci manquent souvent de personnel et de ressources avec seulement une poignée d’enquêteurs et de procureurs malgré un nombre croissant d’affaires.
Des considérations diplomatiques semblent parfois entraver certaines affaires qui touchent des pays puissants comme les États-Unis, Israël ou la Chine. Certains pays, dont la Belgique et l’Espagne, ont limité, voire abandonné leurs lois de compétence universelle dans le passé, suite à des pressions diplomatiques.
« Il est absolument crucial que la compétence universelle s’applique à tous de manière égale et sans interférences politiques dans les décisions de justice », a déclaré Andreas Schüller, Responsable du programme Crimes internationaux et responsabilisation à l’ECCHR.
Il est aussi fondamental d’instaurer une coopération efficace entre les services d’immigration – qui sont en première ligne pour identifier les victimes et suspects potentiels – et les autorités judiciaires. Certains pays, comme les Pays-Bas, ont créé des unités spécialisées dans les crimes de guerre au sein de leurs services d’immigration qui contrôlent les demandeurs d’asile pour une implication éventuelle dans des crimes de guerre. En Allemagne, les demandeurs d’asile syriens se voient systématiquement demander de fournir – sur la base du volontariat – des informations qu’ils peuvent avoir sur les crimes internationaux graves et ces informations sont transmises aux policiers de l’unité pour crimes de guerre pour y être traitées.
« D’autres pays devraient mettre en œuvre des mesures similaires pour aider les victimes et pour identifier les auteurs potentiels sur leur territoire et les traduire en justice », a déclaré Philip Grant, Directeur de TRIAL.
En octobre 2014, le Réseau génocide européen a adopté une stratégie qui énumère les mesures que l’UE et les États membres devraient prendre pour améliorer davantage les poursuites judiciaires nationales pour les crimes relevant du droit international.
« Malgré des progrès notables, il reste encore beaucoup de travail pour renforcer les pratiques des poursuites judiciaires nationales pour les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité », a expliqué Jürgen Schurr, Responsable juridique et politique chez REDRESS. « La Journée de l’UE contre l’impunité est l’occasion parfaite pour que l’UE et ses États membres s’engagent à prendre des mesures concrètes pour appliquer la stratégie du Réseau génocide de l’UE. La Journée de l’UE contre l’impunité devrait aussi être une opportunité annuelle de mettre en avant les progrès et les défis qui subsistent. »
L'article est publié par Human Rights Watch