Vingt-deux ans après, il est encore impossible en France d'évoquer, sans croiser le fer, la genèse du génocide rwandais. Aux assises de Paris, où deux anciens bourgmestres sont jugés, la galaxie des spécialistes du pays des mille collines s'est à nouveau enflammée.
Ils sont les "témoins de contexte" auxquels revient la lourde tâche d'expliquer aux jurés les circonstances historiques des crimes imputés à Tito Barahira et Octavien Ngenzi, qui risquent la prison à vie pour génocide.
Un génocide "planifié" ou "spontané", un "double génocide" des Tutsi puis des Hutu ? La méfiance est palpable et les points de vue irréconciliables entre ceux qui dénoncent une "lecture négationniste" de l'histoire et ceux qui déplorent le silence sur les "crimes du régime de Paul Kagame", l'actuel président issu de la rébellion tutsi du Front patriotique rwandais (FPR).
La tension est apparue dès le premier jour, autour de l'absence du chercheur André Guichaoua. L'auteur de "Rwanda, de la guerre au génocide" (2010), réputé pour son indépendance, a signifié dans un courrier lu à l'audience son refus de venir témoigner pour la défense. Jamais, dit-il, "je n'accepterai de témoigner pour +rééquilibrer+ des prestations" d'autres experts.
Du côté des parties civiles, Me Michel Laval a regretté l'absence d'"un des meilleurs connaisseurs du Rwanda", qui fut "expert devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et a témoigné une quarantaine de fois pour l'accusation".
"M. Guichaoua, parce qu'il est nuancé, a été traité de négationniste, a observé l'avocate de Ngenzi, Françoise Mathe, qui "assume de lui avoir demandé de venir pour rééquilibrer le débat alors que les parties civiles citent Dupaquier".
Quelques jours plus tard, le journaliste Jean-François Dupaquier, lui aussi ancien expert auprès du TPIR et contributeur de l'ouvrage "Les médias du génocide" (2002), est venu se défendre d'être un "auxiliaire du FPR".
-"Ennemi intérieur"-
Ils sont tous d'accord sur un point: l'existence d'un génocide des Tutsi, qui fit 800.000 morts en cent jours et dont la mèche fut allumée par l'assassinat du président hutu Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994.
Sur presque tout le reste, il y a débat, à commencer par les auteurs de l'assassinat d'Habyarimana, des extrémistes hutu pour les uns, des rebelles du FPR pour les autres. Un des points majeurs de désaccord porte sur la planification du génocide. "Un arbre aux racines profondes", puisant dans des années de discrimination raciale et l'invention d'un "ennemi intérieur" tutsi pour Dupaquier.
André Guichaoua est plus nuancé, rappelant dans un article paru en 2014 que le TPIR s'était refusé à entériner l'idée d'un génocide préparé depuis 1990 (date du début de l'offensive du FPR). Le sociologue estime que "le génocide est l'aboutissement d'une stratégie politique mise en oeuvre à partir du 7 avril par des groupes politico-militaires extrémistes".
"L'idée d'un génocide de dernière minute est absurde" pour Stéphane Audoin-Rouzeau, spécialiste des crimes de masse à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Le chercheur affirme qu'"il n'y a pas de génocide sans Etat", surtout dans un "pays centralisé" comme le Rwanda.
Puis, il va plus loin, livrant une appréciation positive sur le régime de Kagame, qui a "remarquablement géré" l'après-guerre et dont l'armée a envahi les camps de réfugiés hutu au Zaïre voisin à la recherche de génocidaires. "Il y a eu des attaques brutales mais parler de génocide (des Hutu) n'a aucun sens".
Me Mathe lui demande alors s'il pense que l'ONU est "négationniste" quand elle documente dans un rapport de 2010 "les crimes de masse du FPR" dans l'ex-Zaïre.
"Il y a beaucoup de postures. La défense attaque le régime Kagame, qui n'est certes pas exemplaire, pour tenter de décrédibiliser les témoins venus du Rwanda, qui seraient tous aux ordres", analyse en coulisse une partie civile.
Le débat est encore envenimé par le rôle de la France, alliée jusqu'au bout du régime Habyarimana et accusée par Kigali d'avoir soutenu les tueurs sous couvert de l'opération militaro-humanitaire Turquoise lancée le 22 juin 1994. Audoin-Rouzeau va jusqu'à parler de "co-belligérance avec le pouvoir génocidaire" au tout début de Turquoise, avec "un ordre de frappe contre le FPR annulé à la dernière minute".
Rare moment de sérénité, le témoignage de Jacques Semelin, directeur de recherches au CNRS, qui a décrit la mécanique du génocide: "un processus mental", avec un discours de haine qui déshumanise l'autre - les Tutsi qualifiés de cafards - et un contexte de grave crise économique. Le "crime d'être né Tutsi", comme il y eut celui d'être juif, va alors tout autoriser.
"Vous êtes là pour juger deux hommes, pas le régime rwandais", a martelé Me Laval à un jury souvent médusé.