Un témoin de la défense qui se contredit, une victime absente qui a été juge populaire: la cour d'assises de Paris a écouté vendredi la complexe "vérité" des premières personnes venues du Rwanda au procès pour génocide de deux anciens bourgmestres.
Le témoignage de Véronique Mukagibogo, aujourd'hui une dame âgée, est accablant. Ancienne enseignante de l'école de Kabarondo, tutsi, elle a perdu toute sa famille lors des massacres dans sa commune de Kabarondo, dans le sud-est du Rwanda, en avril 1994.
Elle raconte comment sa mère fut livrée aux miliciens extrémistes hutu Interahamwe qui l'ont "enterrée vivante", comment les anciens bourgmestres Tito Barahira et Octavien Ngenzi ont incité la population à tuer ou guidé les assassins. Barahira a "planté une épée dans le coeur" d'un homme, "pour donner l'exemple", Ngenzi encouragé sans relâche au meurtre. Des scènes effroyables, mais qu'elle n'a pas vécues.
A la présidente qui lui demande où elle se trouvait quand les massacres se déroulent à Kabarondo, entre le 7 et le 20 avril, date de l'arrivée des rebelles tutsi du Front patriotique rwandais (FPR, actuellement au pouvoir), elle répond qu'elle était ailleurs dans le pays puis avait fui "au Burundi".
Revenue à Kabarondo en juillet, après la fin du génocide qui fit plus de 800.000 morts à travers le Rwanda, elle dirigera en tant que "juge" le tribunal populaire "gacaca" d'un secteur de sa commune. Elle a appris "tout ce qui s'est passé par les voisins, par des témoins aux gacaca".
De 2005 à 2012, quelque deux millions de personnes ont été jugées devant les gacaca, où les villageois étaient invités à dénoncer des crimes et les accusés à avouer, sans la présence d'avocats et devant des juges non professionnels, formés par les autorités. Des juridictions populaires critiquées par de nombreux juristes, mais aussi saluées par des chercheurs pour avoir permis de tourner la page judiciaire du génocide, en offrant aux survivants une reconnaissance de leur souffrance.
Ces gacaca, littéralement "tribunaux sur l'herbe", ont condamné en 2009, en leur absence, les accusés à la prison à vie.
- "malin" et "brutal" -
Partie civile au procès, Mme Mukagibogo est alors interrogée plus précisément sur ce qu'elle sait des accusés avant avril 1994. Elle décrit un Ngenzi "malin" dont l'attitude à l'égard des Tutsi change après le lancement en 1990 de l'offensive du FPR depuis l'Ouganda. Elle voit Barahira comme "un homme brutal", resté influent après son départ de la municipalité en 1986.
Juste avant elle, le premier témoin cité par la défense de Ngenzi venu lui aussi de Kabarondo, a enchaîné les déclarations contradictoires, laissant souvent la cour perplexe.
Isaïe Iryvize, un grand échalas mince et volubile, a déclaré avoir assisté à trois scènes: "le massacre à l'église" de Kabarondo le 13 avril, "la destruction du centre de formation Iga" et "une distribution d'armes" aux Interahamwe. Trois scènes dans lesquelles il situe le maire d'alors Octavien Ngenzi, devant l'église où il ne "faisait rien" alors que des militaires allaient l'attaquer, au centre de formation où des miliciens ont tué des Tutsi et au bureau communal, où le maire "a été contraint de donner des armes aux Interahamwe, sous la menace".
L'avocate de Ngenzi, Françoise Mathe, s'étonne de "déclarations absolument différentes de celles faites il y a cinq ans au juge d'instruction", devant lequel il avait seulement évoqué la distribution d'armes, et le presse de questions. Les réponses sont évasives ou pompeuses - "ma mission est de dire la vérité sur le cas Ngenzi", "comme chaque année, je fais des témoignages, je dis l'église, l'Iga, les armes".
Face à l'étonnement grandissant de l'avocate, le témoin se cramponne à sa version. Interrogé sur sa prise en charge depuis Kabarondo, il admet avoir "été logé" par les autorités à Kigali, avant de prendre l'avion.