Dans cette analyse , le professeur belge Filip Reyntjens conseille de se focaliser sur 2020, plutôt que revenir sur l’exercice électoral contesté et contestable de 2015. Bref, accepter Pierre Nkurunziza mais à condition qu'il ne se représente pas en 2020 et créer les conditions pour que le prochain cycle électoral devienne l’occasion d’un nouveau départ.
La crise politique qui frappe le Burundi depuis avril 2015 a été déclenchée par la décision du parti dominant CNDD-FDD d’avaliser la candidature du président sortant Pierre Nkurunziza pour un troisième mandat jugé inconstitutionnel par de nombreux analystes, mais elle était en gestation depuis bien plus longtemps. A l’issue de la transition en 2005, l’espoir était grand et le Burundi était considéré comme un modèle de sortie de conflit. Néanmoins, dès après les élections de 2005, considérées comme libres et honnêtes par les observateurs, le CNDD-FDD avait progressivement, mais sûrement fermé l’espace politique. La société civile, les médias indépendants et les partis d’opposition ont rencontré de plus en plus d’obstacles à l’exercice libre de leurs activités. Le système CNDD-FDD avait rapidement établi son contrôle sur les services de sécurité, les renseignements en particulier, et sur les moyens d’accumulation économique. Il développa une mentalité d’assiégé, conséquence notamment de ses difficultés à faire sa transition d’un mouvement rebelle à un parti politique en charge de la gestion de l’Etat.
Arguant des fraudes lors des élections communales de 2010, la plupart des partis d’opposition se réunirent au sein de l’ADC-Ikibiri et commirent l’erreur de boycotter la suite du processus électoral, ce qui renforça encore la position dominante du CNDD-FDD.
La violence urbaine qui suivit l’annonce de la candidature de Nkurunziza et, surtout, le putsch manqué du 13 mai fut l’occasion de mettre au pas les voix dissidentes. Outre plusieurs centaines de milliers de gens ordinaires, de nombreux leaders des médias, de la société civile et des partis d’opposition fuirent à l’étranger, surtout dans les pays limitrophes, mais également en Europe. Des centaines de personnes furent tuées dans une terreur aveugle engendrée par le pouvoir et dans une moindre mesure par l’opposition. Le pouvoir pratique le « business as usual » : les élections sont organisées malgré tout et donnent une majorité confortable au CNDD-FDD, la plupart des partis d’opposition étant cette fois-ci empêchés de participer ; les institutions issues des élections (président, gouvernement, parlement, organes communaux) sont mises en place, et elles sont –du moins formellement– conformes à la constitution ; face aux condamnations et sanctions internationales, le régime fait le gros dos et ne transige pas. De son côté, l’opposition tente de s’organiser à l’étranger de façon tant politique (Cnared) que militaire (Forebu ; RED-Tabara). Malgré l’appui du Rwanda, son impact est limité et elle sombre dans les divisions et l’immobilisme. De même, les communautés internationale, africaine et régionale ne parviennent pas à s’accorder sur une approche commune.
Au début de 2016, la situation est complètement bloquée. Le déploiement d’une force internationale se heurte au refus du gouvernement. Les tentatives de mettre en place un cadre de dialogue n’aboutissent pas, surtout parce que le pouvoir ne veut parler qu’à des interlocuteurs de son choix. Les démarches tant politiques que militaires de l’opposition sont peu convaincantes. Les relations avec le Rwanda sont infectes.
L’économie est en chute libre et les indicateurs sociaux virent au rouge. L’atmosphère à Bujumbura, où des assassinats sont perpétrés par les deux parties au conflit, est délétère. Certains milieux au sein du pouvoir tentent d’injecter une dose d’ethnisme dans la crise, heureusement sans beaucoup de succès jusqu’à présent. Dans ces conditions, aucun progrès ne peut être fait sur la voie d’une solution politique. Surtout, de quoi faut-il parler et dans quel contexte ? L’opposition exige le départ de Nkurunziza et le pouvoir refuse tout dialogue avec des « putschistes ». C’est donc le dialogue des sourds.
Face à cette impasse porteuse de tous les dangers, nous proposons ici un cadre « politiquement incorrect ». L’idée de départ est de regarder en avant, vers 2020, plutôt que de revenir sur l’exercice électoral contesté et contestable de 2015. Il faut créer les conditions pour que le cycle électoral de 2020 devienne l’occasion d’un nouveau départ, et non une répétition ou pire de celui de 2015. Le quid pro quo serait le suivant.
Le président Nkurunziza reste au pouvoir jusqu’à la fin de son mandat actuel. Il ne sera pas candidat en 2020, un engagement qu’il a d’ailleurs lui-même pris. De même, les institutions en place aujourd’hui complètent leur mandat. En échange, le pouvoir s’engage à permettre la mise en place d’un contexte politique démocratique et paisible permettant à tous les acteurs politiques, la société civile et les médias de fonctionner comme il se doit. Aucune poursuite n’est engagée contre les politiciens de l’opposition, les journalistes et les leaders de la société civile, y compris ceux appelés « putschistes » ; ce type de garantie a jadis permis au CNDD-FDD et aux FNL de rejoindre le processus politique et au premier de prendre le pouvoir. Une fois rentrés au pays, ces acteurs agissent en toute liberté, sans craintes ni menaces. Les services de sécurité et des renseignements agissent dans le seul cadre de la loi, au service de l’Etat et non d’acteurs politiques partisans. La CENI est reconstituée comme un organe indépendant, inclusif et jouissant de la confiance de tous les acteurs politiques. Les jeunesses des partis, et notamment les imbonerakure, s’abstiennent de toute activité milicienne. La CVR ne peut commencer ses travaux aussi longtemps que cette situation d’apaisement n’est pas en place. De leur côté, l’opposition, les médias et la société civile s’engagent à agir de façon responsable et dans les limites du droit. Les sanctions internationales sont suspendues. En somme, on remet les compteurs à zéro et on recommence du bon pied.
Des centaines de personnes furent tuées dans une terreur aveugle/ Filip Reyntjens
Puisque, hélas, la bonne foi ne se présume pas, il sera nécessaire de mettre en place des garde-fous. Puisque ceux-ci doivent inspirer confiance, ils devraient être mixtes, avec une composition mélangeant le pouvoir, l’opposition, la société civile (en ce compris les confessions religieuses) et la communauté internationale, réunis au sein d’un comité national de suivi. Les acteurs doivent signer un acte d’engagement dans lequel ils promettent solennellement d’adhérer aux arrangements décrits plus haut et à une feuille de route aussi précise que possible. Un consortium de partenaires internationaux, au niveau des ambassades des principaux bailleurs, devrait se constituer en plateforme d’observation comparable au CIAT qui a prouvé son utilité en RDC dans les années 2000.
Si, de l’avis d’un des acteurs concernés, les arrangements décrits ci-devant n’étaient pas respectés, le comité de suivi pourrait être saisi.
Pour sa part, le consortium international devrait évaluer, par exemple tous les six mois et plus souvent si nécessaire, les progrès faits dans cette marche vers la démocratie et le respect des droits humains. Il pourrait appliquer une politique du bâton et de la carotte, encourageant les progrès par une aide accrue, mais également sanctionnant les déviations de la feuille de route par des mesures de conditionnalité.
Ce qui précède est général et il s’agira évidemment de préciser un grand nombre de choses. Dans quel cadre et à l’initiative de qui ce scénario sera-t-il lancé et mené (rôle de l’ancien président Mkapa et de la région) ? Comment procèdera-t-on et dans quelle séquence ? Quels acteurs nationaux doivent être impliqués et comment éviter que des « dérangeurs » (« spoilers ») viennent perturber le processus ? Quelle place faut-il donner aux victimes de la violence de la dernière année (rôle de la CPI) ? Comment faire coïncider ce processus avec d’autres entamés ou en cours, par exemple la feuille de route de l’UE et la lutte contre l’impunité ? Toutes ces questions n’empêchent qu’il faut commencer quelque part et qu’il faut le faire rapidement. Le scénario proposé est dans l’intérêt de tous : évidemment la population burundaise entière d’abord, mais également sur le long terme la classe politique –majorité et opposition confondues.
L'article a été publié par IWACU Les voix du Burundi