Les femmes ont payé le plus lourd tribut au génocide de 1994 au Rwanda. Non seulement elles ont perdu leurs maris, mais elles ont aussi été, pour certaines, infectées du virus du sida ou se sont retrouvées enceintes suite au viol. D'autres femmes ont connu l'exil aux côtés de leurs époux, dont certains avaient participé au génocide. A leur retour au Rwanda, elles ont dû travailler dur pour subvenir, toutes seules, aux besoins de leur famille, leurs conjoints étant emprisonnés. Justine Mbabazi, une femme rwandaise qui a perdu son mari et ses parents pendant le génocide, est aujourd'hui une experte de renommée internationale dans les questions du Genre. Après avoir pris part à la révision de lois rwandaises en matière de protection de la Famille, de la Femme et de l'Enfant, elle travaille actuellement dans un projet de renforcement des capacités des femmes en Afghanistan. JusticeInfo l'a interviewée en marge d'une conférence organisée le 23 mai dernier à Berne, en Suisse par Peace Women Across the Globe and Swisspeace. Selon elle, les femmes rwandaises ont joué un rôle clé dans le processus de justice transitionnelle après le génocide, notamment en rapprochant les communautés.
JusticeInfo: Quelle a été la contribution des femmes dans la justice transitionnelle au Rwanda ?
Justine Mbabazi: Je peux dire que les femmes ont beaucoup fait pour la justice transitionnelle au Rwanda. Les femmes ont été à l'avant-garde dès le début lorsque le Rwanda a décidé de recourir au système de justice traditionnelle qu'est la Gacaca. Les femmes ont non seulement joué un rôle clé dans la justice, la réconciliation, le pardon, la recherche et la manifestation de la vérité, mais elles sont aussi intervenues en tant que juges Gacaca. Environ 70 % des juges Gacaca étaient des femmes. Elles ont largement facilité la qualité et le rythme du processus Gacaca. Mais elles étaient aussi conscientes de l'impact de la violence sur les femmes, par exemple, lorsqu'il était question de la protection des témoins, des dossiers de violences sexuelles et des témoignages, de comment protéger les victimes alors que les procès se déroulaient en public pour promouvoir le pardon. Les victimes étaient extrêmement protégées. Les juges Gacaca femmes ont joué un rôle important car elles comprenaient que la justice devait certes être rendue mais qu'il fallait tout autant protéger les femmes victimes, en particulier lorsqu'il était question d'un sujet aussi sensible que le viol.
JusticeInfo: Mais les procès Gacaca ont fait l'objet de nombreuses critiques de la part d'organisations qui ont notamment déploré le fait que les accusés n'avaient pas d'avocats, ainsi que des cas de corruption et d'ingérence. Pour sa part, Kigali a souvent critiqué le travail du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Pensez-vous que les Gacaca et le TPIR auraient pu faire mieux ?
JM: Cela aurait pu rendre plus d'une centaine d'années pour juger les dossiers liés au génocide si nous n'avions pas eu les tribunaux Gacaca, qui ont marché pour le Rwanda. Je ne dis pas que le système pourrait marcher n'importe où, parce qu'il était essentiellement basé sur la tradition rwandaise, la manière rwandaise de penser et la façon rwandaise de guérir. Quant à ceux qui l'ont critiqué, c'est parce qu'ils étaient étrangers au système et, moi-même, lorsque je m'implique dans d'autres situations dans d'autres pays, je sais qu'à la fin de mon contrat je retournerai chez moi, que ce n'est pas quelque chose avec lequel je continuerai de vivre. Mais pour les gens qui en font partie, c'est leur histoire, leur avenir et ils doivent en décider. Au Rwanda, c'étaient les Gacaca, et ça a marché. En l'espace de 10 ans, le système Gacaca a jugé plus de 1,9 millions de dossiers alors qu'au TPIR ils n'en ont pas jugé plus de 50 ou 60, malgré d'énormes budgets, mais c'est leur système, le système des Nations unies. Même les juridictions nationales (NDLR : conventionnelles ) au Rwanda sont lentes, très lentes, parce qu'il y a une procédure à suivre. Mais lorsque vous pensez au génocide et à la façon dont il a été commis, il n'y a pas de procédure à suivre. Ainsi l'après-génocide requiert de l'innovation.
JusticeInfo : Quelles sont les priorités actuelles, selon vous, pour améliorer le sort des femmes au Rwanda?
JM: Je pense à l'emploi. Non seulement du travail pour les femmes mais aussi pour la jeunesse. Le manque d'occupation tue et détruit des sociétés. Vous en savez sur le génocide et comment il s'est produit. C'étaient des jeunes sans emploi, non instruits, embrigadés et manipulés par d'autres personnes. Ainsi donc, pour moi, l'emploi est le plus grand défi, parce que lorsque les gens ont un emploi, ils améliorent leur vie et celle de leurs familles.
JusticeInfo : Vous avez travaillé dans d'autres pays tels que l'Afghanistan, le Burundi et le Soudan du Sud. Quelles leçons ces pays peuvent-ils tirer de l'expérience rwandaise ?
JM: La justice transitionnelle est un processus par lequel une société brisée peut appliquer différentes approches en vue de sa guérison, de son rétablissement. Donc, la plupart des pays sortant de conflit ont besoin d'un tel processus. En Afghanistan, il n'y a pas eu de génocide, mais c'est une exclusion qui dure depuis longtemps, une manipulation et une discrimination à l'encontre des femmes. Mon défi là-bas, c'est qu'il s'agit d'une culture différente, d'une religion différente, d'un contexte différent. Bien sûr il y a eu beaucoup d'intervention étrangères en Afghanistan alors qu'au Rwanda, comme il n'y a pas eu d'intervention étrangère pour arrêter le génocide, il n'y a pas eu non plus de réelle intervention étrangère pour le recouvrement. Il y a eu des appuis mais les Rwandais étaient conscients que toute solution viendrait du Rwanda et serait approuvée par les Rwandais en tenant compte des traditions que le peuple comprend. Ainsi, si l'Afghanistan et le Soudan du Sud peuvent appliquer ce qui est contenu dans leur tradition, leur façon de comprendre, même s'il s'agit de retourner à leurs anciennes valeurs au nom de la paix, le processus de justice transitionnelle et de reconstruction de la paix n'a vraiment pas de limites