Au dessous du regard perçant, blessé ou fêlé d’une enfilade d’anciennes victimes tunisiennes de la répression policière depuis les années 60 à la fin des années 2000, une exposition de portraits expressionniste initiée en 2013 par l’Organisation mondiale contre la torture, s’élèvent des Himalaya de cartons de livres et de revues. Les bouquins investissent depuis plusieurs semaines la salle de réunion de l’OMCT, sise au centre-ville de Tunis.
Ici un cartable de collégienne laisse apparaitre quelques classiques de la littérature arabe enseignés dans le cadre du programme scolaire. A côté, une grosse caisse d’ouvrages en plusieurs langues a été livrée à l’Organisation par une association tunisienne. Là, git une pile de revue datant des années 90, la collection d’un particulier. Plus loin, un colis reçu d’une librairie suisse de Genève renferme des trésors de la littérature contemporaine universelle. Des valises remplies d’ouvrages viennent de débarquer des Etats -Unis, un don d’une organisation américaine qui mène des actions culturelles dans les lieux de détention. Plusieurs lots, récupérés chez une dame française d’un certain âge, qui vient de léguer toute sa bibliothèque aux initiateurs de la « Collecte de livres pour les bibliothèques des prisons tunisiennes », contiennent trente quatre précieuses encyclopédies…
L’initiative d’un père et de sa fille, deux militants des droits de l’homme
La « Collecte de livres pour les bibliothèques des prisons tunisiennes » est une opération, à laquelle adhèrent aujourd’hui beaucoup d’hommes et de femmes vivant dans les différents coins de la République. L’initiative prend au passage une dimension internationale. Elle est née du désir d’un père et de sa fille d’améliorer les conditions du séjour carcéral des 23 600 détenus poursuivant des peines dans les vingt sept prisons et sept centres de rééducation, qui couvrent la Tunisie en leur ouvrant une fenêtre sur la lecture. Une activité qui peut mettre un frein au recrutement et à l’endoctrinement terroristes qui se déroulent derrière les barreaux, espèrent-ils.Le duo en lui même ne manque point de notoriété dans ce premier pays du « Printemps arabe ». Le père, Sadok Ben Mhenni, 64 ans, intellectuel et ancien leader de la gauche, a écopé dans les années 70 de six ans de prison dans les sinistres geôles du Président Bourguiba (1957-1986), où il fut sauvagement torturé. Après sa libération, il travaille longtemps dans une maison d’édition en parallèle avec son métier d’urbaniste. Sa fille, la blogueuse Lina, 33 ans, cyberdissidente pendant les années de plomb du régime de l’ex Président Ben Ali (1987-2011), a relayé sur son blog, « Tunisian Girl », les toutes premières images et informations sur le mouvement de protestation surgi en décembre 2010, suite à l’immolation par le feu du jeune vendeur ambulant Mohamed Bouazizi. Elle incarne une des figures de proue de la révolution tunisienne.L’action que le père et la fille lancent ensemble en février 2016 est l’enfant d’une projection de film dans la prison de Mornaguia -la plus grande du pays située à 14 km au nord de Tunis-organisée en marge des Journées cinématographiques de Carthage, en novembre dernier. Sadok et Lina, deux défenseurs engagés corps et âme en faveur des droits de l’homme, prennent part à cette initiative de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT).En traversant les couloirs de la prison, Lina intercepte sur son chemin vers le lieu de la projection une inscription sur le mur d’une salle en coin : « Bibliothèque ». Elle regarde de plus près, à part quelques ouvrages prônant un islam radical, les étagères sont totalement dépeuplées.
Tous les ouvrages, en toutes langues, sont les bienvenus
« Rentrés chez nous, on a pensé au début rendre ce déficit public. Puis en réfléchissant mieux, on s’est interrogé : « pourquoi ne pas passer de la dénonciation à l’action? Pourquoi tant que le contexte le permet aujourd’hui, la société civile ne ramènerait-elle pas un début de solution à un tel problème ?». Lina étant suivie par près de 100 000 personnes sur FaceBook et Twitter, une campagne de collecte via les réseaux sociaux s’est imposée d’elle même. « Et si la Direction Générale des Prisons et de la Rééducation (DGPR) ne suivait pas cet élan ? », s’est-on interrogé encore. Nous avons alors recouru à la médiation de l’OMCT, qui a signé ces dernières années une convention avec la DGPR en matière de projections de films dans les espaces d’incarcération. La Direction des prisons accueille favorablement l’initiative »», témoigne Sadok Ben Mhenni, la voix enrouée par l’émotion du souvenir.Il poursuit : « Une page FaceBook dédiée à la « Collecte de livres pour les bibliothèques des prisons tunisienne » est créée. Nous y publions notre premier appel le 11 février 2016, à 9 h annonçant notre intention de créer des bibliothèques dans les espaces de détention et d’alimenter celles déjà installées par des livres et des revues en toutes langues ».Le père et la fille sont encore étonnés de la rapidité avec laquelle les gens ont réagi à ce communiqué initial. Un quart d’heure après, Lina reçoit sa première promesse de don. Les coups de téléphone pleuvent.
Le mouvement s’emballe. On appelle de partout. Des étudiants en psychologie font campagne dans leur fac pour la collecte. Des libraires et des commerçants, disséminés sur les différents points du territoire, transforment leurs magasins en points de ramassage des ouvrages. Un bouquiniste fait don du meilleur de ses stocks. Des éditeurs et des auteurs répondent à l’appel. Des entreprises fournissent gratuitement des cartons de livraison. Le duo est invité à l’Americain Corner et dans des universités pour présenter l’expérience de la collecte, une occasion pour ces deux humanistes de tourner les droits des prisonniers en un sujet de débat public. Les réseaux sociaux donnent un écho international à la campagne.« Notre cible de départ était : 3000 bouquins et revues. Nous les avons reçus dans les deux semaines suivant notre annonce ! Nous n’avons pas eu droit qu’à des livres anciens. Les uns et les autres ont vidé leurs bibliothèques pour nous. Pour avoir eu quelqu'un de leurs proches sous les verrous, notamment les jeunes consommateurs de cannabis, qui se comptent par milliers, les gens connaissent la pénible réalité des prisons tunisiennes», confie Sadok Ben Mhenni.Le 5 avril dernier, un premier lot de 8 000 ouvrages et journaux sont livrés aux responsables de la DGPR au cours d’une petite cérémonie tenue au siège de l’Organisation mondiale contre la torture. Les échanges de discours entre les hauts gradés de la Direction des prisons, les Mhenni et Gabriele Reiter, la directrice de l’OMCT sont… émouvants. Il semble bien que l’espace carcéral, hier encore totalement fermé à la société civile commence à connaître une mutation.« Il faudra poursuivre la pression sur l’administration carcérale. Les changements peuvent se révéler fragiles, car les réflexes anciens n’ont pas totalement disparu. Cette opération traduit très bien un des slogans de la révolution tunisienne : « Plus jamais peur » ! », soutient Halim Meddeb, avocat et expert auprès de l’OMCT.
Incitations aux lecteurs et prise en charge des bibliothèques
La collecte se poursuit. Le listing et le tri selon le genre et la langue qu’effectue, tout seul, Sadok Ben Mhenni au quotidien, également. Pour les initiateurs de la campagne, l‘objectif aujourd’hui consiste à recueillir 13 000 livres et revues. « On y est presque », soutient le père de Lina. En accord avec la direction pénitentiaire et l’OMCT, les ouvrages seront bientôt distribués sur toutes les prisons et centres de rééducation. D’autre part, l’accès aux livres intéressera tous les détenus quelque soit la gravité de leur sentence. Pour pousser les prisonniers à bouquiner, la DGPR a promis d’accorder des incitations aux lecteurs assidus, dont des visites supplémentaires avec leurs proches, ou encore des visites sans séparation. On cherche également, et malgré le grand taux de remplissage des prisons tunisiennes (150%) et la forte centralisation de la décision administrative qui y règne, à apporter une formation adéquate au personnel carcéral ou à des détenus de longues peines pour prendre en charge les bibliothèques et développer cette initiative à travers d’autres actions comme la création de salles de lecture, de séances de lecture collective ou suivie, des concours de lecture...« La prison a ceci de pénible en particulier : c’est un espace très restreint où le temps est infini, illimité. La lecture permet aux détenus de s’échapper par l’imaginaire des barreaux de leurs cellules », soutient Sadok Ben Mhenni. Lui, qui en ces années 70 a dû entreprendre une longue grève de la faim pour pouvoir s’alimenter de livres.Il avait alors 20 ans. La prison est devenue pour lui l’université où il a tout appris. Grâce notamment aux ouvrages qui l’ont délivré de la colère, de la désespérance et de la folie…