Un peu plus de 160 000 documents compilés durant 4 ans: les archives en lignes du Centre National de Mémoire Historique (CNMH) ont vu le jour il y a tout juste un mois. Elles sont en accès libre sur le site web de l’ organisme, créé en 2010 par l’Etat colombien pour faire la lumière sur la violence qui déchire ce pays d’Amérique Latine depuis plus de 50 ans.
Tout, ou presque, y est: les récits, souvent très angoissants, des victimes, les rapports des syndicats persécutés par l’extrême droite armée, les sentences des tribunaux, des documents de certaines guérillas, et 8000 fiches d’information déclassifiées de la CIA et de l’Agence anti-drogue américaine (DEA), données par la National Security Association (NSA), qui permettent d’entrevoir l’implication des Etats-unis dans le conflit colombien.
À la différence d’autres banques de données existantes sur des conflits passés, comme celles du Guatemala, du Salvador ou de l’Argentine, ces archives virtuelles ont pour particularité de faire entendre principalement la voix de ceux qui ont directement souffert de la violence politique. “Nous avons privilégié les informations provenant de la société civile et des organisations de victimes”, explique la directrice de ces archives en lignes, Ana Margoth Guerrero.
Pour les obtenir, son équipe a fourni un travail de fourmis, allant chercher dans toutes les régions touchées les pièces qui permettraient de reconstituer le puzzle de ces dernières décennies de guerre. “Nous avons d’abord dû gagner la confiance des associations, et cela au milieu du conflit, qui continue. Nous sommes un organisme dépendant de l’Etat. Un Etat dont ces communautés délaissées se méfient”, souligne l’archiviste. “Dans certains cas, il a presque fallu convaincre les gens de sortir la boîte qu’ils gardaient sous leur lit comme un trésor. Ils ne nous donnaient pas tout d’un coup”, raconte-t-elle.
Témoignage manuscrit d'un proche de disparu Archives des Droits de l'Homme à Bogotá.
Les délégués du Centre de Mémoire ont d’abord expliqué leur tâche, et enseigné aux associations à organiser, classifier et digitaliser leurs propres fonds. Peu à peu, ces organisations ont compris que leurs documents seraient sauvés si une copie était conservée par le Centre, et qu’ils seraient plus utiles si tous pouvaient y avoir accès. “ Ils savaient que s’ils ne les partageaient pas, jamais nous ne découvririons la vérité” analyse la directrice.
Le résultat est un portrait fidèle et dur de la violence en Colombie, fait de milliers de détails: témoignages manuscrits, poêmes, journaux intimes, croquis, qui ont parfois permis de retrouver les corps de quelques uns des 51 000 disparus colombiens, photographies… Un fond très varié retraçant, aussi, la résistance des villageois qui ont compulsé inlassablement ce que les factions armées leurs faisaient subir, espérant qu’un jour justice serait faite.
Ces documents, essentiellement destinés aux victimes et aux universités, sont d’ailleurs devenues leur arme. “Le parquet a consulté récemment des documents pour défendre le cas d’un dirigeant populaire de la côte pacifique ”, explique la directrice. Pour éviter tout piratage informatique, le Centre de Mémoire pense héberger une copie de ses fonds en Suisse, avec l’aide de la fondation pour la paix swisspeace, comme l’a fait le Guatemala.
Le fait de ne pas avoir emporté dans la capitale les originaux permet par ailleurs aux associations locales de réutiliser témoignages, photographies et enregistrements pour expliquer sur place, aux écoliers et au public en général, ce qui s’est passé dans leur région. “Ce ne sont pas seulement les archives de la terreur, c’est aussi un outil de réparation” insiste Ana Margoth Guerrero.
Le Centre National de Mémoire historique soutient depuis quelques années ces manifestations régionales et appuie plusieurs projet de musées locaux de la mémoire.
Seul bémol, souligné par les organisations de défenses des droits de l’homme colombiennes, ces archives sont incomplètes. Les dossiers des services de sécurité colombiens (Département administratif de sécurité, DAS), dont une partie a été soustraite par des responsables militaires et politiques, ne figurent pas dans le fond du CNMH. Sur ce point, la position du Centre est plutôt frileuse. “Leur place devrait être aux archives nationales, même si nous aimerions bien sûr en avoir une copie”, avance Ana Margoth Guerrero. Les documents des guérillas, exceptés ceux du mouvement du M 19 demantelé en 1991, sont également absents. Mais le Centre tente d’obtenir que la guérilla marxiste des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC), qui négocie actuellement un accord de paix avec le gouvernement, partage ses archives. Ces informations pourraient aider la Commission de la vérité, qui doit être créée à l’issue des pourparlers, à établir les responsabilité de chacun et garantir, dans certains cas, justice et réparation.