Les leçons du procès Habré, selon un avocat suisse des victimes

Les leçons du procès Habré, selon un avocat suisse des victimes©(Keystone)
Hissène Habré à l'annonce de sa condamnation à perpétuité.
6 min 7Temps de lecture approximatif

La condamnation à perpétuité de l'ex-président tchadien Hissène Habré par un tribunal spécial africain à Dakar a été saluée comme l'application du principe "l'Afrique juge l'Afrique". L’avocat suisse Alain Werner, qui y représentait une partie des victimes, cerne la portée de ce procès.

Comme l’ont souligné les défenseurs des droits humains, ce procès des Chambres africaines extraordinaires (CAE) est le premier au monde dans lequel un ancien chef d'Etat est traduit devant une juridiction d'un autre pays pour violations des droits de l'Homme (si l’on excepte le cas du dictateur chilien Pinochet arrêté à Londres en octobre 1998, même si son procès n’a pas pu se tenir.)

Ce procès est aussi le premier tenu en Afrique en application du principe de compétence universelle.

En démontrant qu’un Etat africain peut réussir à juger un ancien dirigeant de ce continent, le procès visait également à répondre aux griefs croissants contre la Cour pénale internationale (CPI), siégeant à La Haye, accusée de ne poursuivre que des dirigeants africains et que plusieurs Etats du continent menacent de quitter.

Alain Werner à la fin du procès avec Souleymane Guengueng, un ancien prisonnier du régime Habré.
Alain Werner à la fin du procès avec Souleymane Guengueng, un ancien prisonnier du régime Habré. (Keystone)

 

Engagé depuis plus d’une décennie dans la défense des victimes de crimes contre l’humanité, le Suisse Alain Werner a fondé en 2012 un bureau d’avocats dédié à ce combat, Civitas Maxima. A Dakar, Alain Werner a fait partie d’une équipe d’avocats représentant le plus grand groupe à s’être constitué partie civile, soit plus de 4000 personnes victimes du régime Hissène Habré.

A Dakar, Alain Werner a fait partie d’une équipe d’avocats représentant le plus grand groupe à s’être constitué partie civile, soit plus de 4000 personnes victimes du régime Hissène Habré.

swissinfo.ch: Beaucoup de scepticisme a accompagné ce procès jusqu’à sa tenue effective. Quelles sont les clés de ce succès?

AW: En fait pendant des années, il n’y a eu aucune volonté politique d’engager un tel procès au Sénégal. Nous pensons que Habré a tout fait dans ce pays pour se protéger puisqu’il y a débarqué avec l’entier de son trésor. Il s’est acheté une vie de notable au Sénégal. Il avait l’appui du président d’alors Abdoulaye Wade. Il a fallu une lutte acharnée avec la menace de faire le procès en Belgique brandie par la Cour internationale de justice, des procédures juridiques au sein de l’ONU, etc. pour au bout du compte convaincre le Sénégal (avec à sa tête Macky Sall, le successeur de Wade) de faire ce procès.

swissinfo.ch: Quelle est la portée de procès pour l’Afrique dont un certain nombre d’Etats menacent de quitter la CPI? Est-ce un cas particulier ou l’aube d’une nouvelle ère pour le continent?

AW: Cette justice-là contient une forte composante politique qui perdurera puisque les crimes de guerre ou contre l’humanité sont de nature politique. Ils ne sont pas le simple fait d’individus. Dans le cas Habré, il y a eu un moment politique favorable à la tenue de son procès. Et ce alors que le dossier s’était déjà fortement constitué avec une pression de l’opinion publique et l’engagement d’une ONG comme Human Rights Watch (HRW).

C’est ça la grande leçon de ce procès. Parce que ces crimes sont imprescriptibles, parce que la soif de justice des victimes est réellement inextinguible et qu’il y a maintenant des avocats et des organisations non gouvernementales qui savent qu’elles peuvent tenir sur des années et construire les conditions d’une accusation solide.

Si l’on pense aux conflits en cours comme en Syrie, il est possible de dire aux victimes que même si tout est bloqué politiquement, elles peuvent constituer un dossier, préserver des preuves, etc. Une démarche qui finira tôt ou tard par aboutir.

Par rapport aux critiques des élites africaines contre la Cour pénale internationale, ce procès montre qu’elles n’ont plus tellement de raisons de refuser de faire justice dans leur pays pour ces crimes de masse.

Ce procès n’a duré que quatre mois. Il s’est bien déroulé. Le jugement est légalement fondé. Cela montre que ce genre de procès n’a pas besoin de se faire à La Haye (siège de la CPI). C’est aussi une leçon qui est très forte.

Cela dit, à l’origine il y avait d’autres accusés, des subordonnés de l’ex-président Habré. Mais le Tchad a toujours refusé de les extrader et une année avant le procès de Dakar, le Tchad les a jugés et condamnés à des peines très lourdes dans un procès qui n’était pas de la qualité de celui de Dakar.

swissinfo.ch: La justice internationale est rendue à travers une grande diversité de tribunaux, du tribunal pour l’ex-Yougoslavie ou le Rwanda à la CPI, en passant par la formule mixte pour le procès des Khmers rouges. Y a-t-il une formule qui se dégage de ces expériences?

AW: Dans l’architecture de la justice internationale, la solution pérenne est officiellement la Cour pénale internationale, même si nombre d’Etats n’ont pas ratifié ses statuts. Concernant le Cambodge, le Rwanda ou l’ex-Yougoslavie, la Sierra Leone et Timor-Leste, les crimes perpétrés datent d’avant 2002, année à partir de laquelle la CPI est compétente.

De plus, la CPI agit en complémentarité des justices nationales, quand les Etats concernés ne font pas leur travail.

Mais c’est vrai que le besoin de tribunaux spéciaux pour des pays comme la Syrie découlent du système juridique de la CPI. Il faut que les crimes soient commis sur le territoire d’un Etat qui a ratifié les statuts de Rome qui la fondent ou que les crimes commis soient le fait d’un ressortissant d’un de ces Etats. Or la Syrie n’a pas ratifié ces statuts, tout comme l’Irak.

swissinfo.ch: Comme pour le procès des Khmers rouges, les parties civiles, les victimes donc, ont pu être représentées au procès d’Hissène Habré. Cette représentation s’impose-t-elle?

AW: Dans ces deux cas, les procédures sont d’inspiration française, l’ancienne puissance coloniale. Raison pour laquelle les parties civiles ont pu se constituer. Le droit anglo-saxon qui inspire les pays anciennement colonisés par la Grande-Bretagne ne connaît pas cette formule.

La Cour pénale internationale a créé, elle, un hybride des deux procédures. Mais les parties civiles n’y ont pas tous les droits qu’elles ont en Suisse par exemple. Il n’y a pas non plus de juge d’instruction, mais une chambre préliminaire qui remplit en partie ce rôle. Et la procédure accusatoire reste d’inspiration anglo-saxonne. Mais sous la pression de la société civile, la CPI a bien aménagé une place pour les victimes dans ses procès.

swissinfo.ch: Avec un tel procès au Sénégal, il devient difficile de parler d’une justice internationale comme d’une action néocolonialiste. Non?

AW: Si l’on veut voir les choses sous cet angle, on peut mentionner qu’il a pu se tenir grâce aux fonds des bailleurs occidentaux. Or un rapport de HRW va très prochainement rappeler les formes des soutiens occidentaux au régime Hissène Habré, en particulier françaises et américaines. Et ce à l’époque de la Guerre froide.

C’est d’ailleurs ce qui est déplorable dans la volonté de Hissène Habré de ne pas se défendre. Il y aurait eu une réelle défense à construire en mettant sur la table les soutiens occidentaux dont il bénéficiait. On peut dire la même chose pour le procès des khmers rouges au Cambodge avec la campagne de bombardement américaine au début des années 70 qui a grandement favorisé la croissance des khmers rouges et leur prise du pouvoir.

Cela dit, le procès d’Hissène Habré est le fruit de ses victimes tchadiennes contre la volonté des gouvernants. Les juges et le procureur étaient africains. Dans notre groupe d’avocats, quatre étaient africains. Donc l’accusation de néocolonialisme reste faible, sauf à considérer que la justice elle-même est une forme de colonialisme.

Mais concernant le procès Habré, l’affaire n’est pas terminée, puisque l’ancien président peut faire appel. Le ministre de la Justice du Sénégal, lui, aurait répondu aux médias locaux qu’une grâce faisait partie des possibilités légales, une fois la procédure d’appel terminée. Une telle grâce serait insupportable pour les victimes.

swissinfo.ch: Quels sont vos prochaines affaires?

AW: Trois procédures sont ouvertes, dont l’une en Suisse avec un procès qui pourrait se tenir au tribunal pénal fédéral de Bellinzone. Il concerne un chef de milice libérien pour des crimes commis durant la première guerre civile au Liberia. Nous espérons qu’il puisse se tenir l’année prochaine. J’y représenterais cinq parties civiles libériennes.

Pour contacter l’auteur @fredburnand

Cet article est publié par swissinfo