De passage à Genève, Fatou Bensouda, la procureure de la Cour pénale internationale, a accordé un entretien à JusticeInfo.Net et au Temps. Elle réfute vigoureusement les critiques sur le fait que la CPI rendrait une justice à géométrie variable et s’inquiète des conséquences pour l’Afrique d’un possible retrait de certains Etats de la CPI. Revenant notamment sur le fiasco de la Cour au Kenya, la procureure dénonce avec force les pressions et les intimidations auxquels sont soumis ses témoins et le climat de politisation qui rend difficile l’exercice de la justice. Mais affirme sa détermination à poursuivre des chefs d’Etat en exercice, si nécessaire. Elle évoque aussi les inflexions qu’elle a données à sa stratégie pénale et les réformes de fond qu’elle a initiées pour bâtir des dossiers d’accusation plus solides et rendre une justice plus efficace. Last, but not least, elle relève avec inquiétude le manque de coopération des Etats auxquels ils sont, en théorie, pourtant tenus.
JusticeInfo.net : Comment réagissez-vous à la menace de gouvernements africains de se retirer de la CPI, l’accusant de ne cibler que des Africains ?
Procureur Fatou Bensouda : adhérer ou se retirer de la CPI est une décision souveraine d’un Etat. Mais la critique de cibler des Africains est injuste. La CPI s’est penchée sur des situations en Afrique, parce que le Conseil de sécurité lui a demandé de le faire, ou parce que cinq Etats africains lui ont demandé d’intervenir sur leur territoire. La CPI n’a pas couru derrière l’Afrique. C’est l’opposé qui s’est passé.
Vous aviez inculpé sept ressortissants kenyans dont l’actuel président et vice-président du pays. Mais aucun n’a été condamné. Quelles leçons tirez-vous de cet échec ?
La défense voulait obtenir l’acquittement du vice-président. Le 5 avril dernier, les juges ont conclu par un non-lieu. Ils ont estimé que les intimidations et la politisation de l’affaire, qu’ils ne pouvaient pas acquitter l’accusé. Ils ont conclu par un non-lieu. D’une certaine manière, les juges ont rejoint ma position en dénonçant le climat d’intimidation et de subornation des témoins et de politisation.
Pensez-vous que le Kenya et d’autres Etats africains vont se retirer de la CPI ?
C’est leur droit. En tant qu’Africaine qui suis engagée pour l’état de droit et la justice se retirer de la CPI constitue un recul pour l’Afrique. A mes yeux, la première considération d’un Etat est de protéger ses citoyens. Et ce n’est pas en se retirant de la CPI, qu’on n’en prendrait le chemin.
Vous êtes accusée de mener une justice à géométrie variable en Côte d’Ivoire, en Ouganda et aussi dans l’affaire Bemba.
Notre travail est guidé seulement par les preuves et par le traité de Rome. Sur la Côte d’Ivoire, nous venons d’ouvrir une enquête sur l’autre camp (le camp du président Ouattara). Mais il est vrai que l’enthousiasme des Etats pour collaborer avec nous varie selon les affaires…
Est-il réaliste de poursuivre des chefs d’Etat en exercice à voir l’échec des poursuites contre le président kenyan ?
Personne ne doit être au-dessus de la loi, pas plus les présidents que les chefs des milices. Le plus souvent, aucune juridiction ne peut les juger dans leur pays, c’est pourquoi la CPI a été créée : pour juger des personnes autrement hors d’atteinte. C’est difficile, mais nous devons le faire. Si nous croyons que les chefs d’Etat doivent être couverts par l’immunité (NDLR, comme le suggère l’Union africaine), cela serait un recul et nous ramènerait au temps de l’impunité.
Vous avez ouvert un dialogue avec Israël. Allez-vous ouvrir une enquête sur les crimes commis dans le conflit israélo-palestinien ?
J’ai invité toutes les parties à m’informer le plus complétement possible. C’est ce qui se passe. Sur la base de ces informations, je vais déterminer s’il y a lieu d’ouvrir ou non, une enquête. Je tiendrais compte de plusieurs éléments : la nature des crimes, leur gravité, le lieu où ils ont été commis, la question de la complémentarité et les intérêts de la justice.
Quelles leçons avez-vous apprises comme procureure ?
FB : J’ai beaucoup appris. Je veux faire de la CPI, une machine plus performante. Je veux que nous soyons beaucoup plus tôt prêts pour les procès. Je veux aussi que les preuves soient solides avant de les présenter aux juges. J’ai pris conscience aussi de la vulnérabilité des témoins et de la nécessité d’avoir des preuves matérielles et non pas de se reposer sur des témoignages humains. S’agissant de notre stratégie, nous allons d’abord nous concentrer sur des échelons moyens afin d’être le mieux préparé possible pour attaquer les plus grands responsables des crimes internationaux.
Vous attendiez-vous à ce degré de politisation et de pressions ?
Pas autant que cela, mais nous devons faire face. Les Etats ont voulu cette Cour. Ils ont volontairement ratifié les statuts de Rome, qui leur imposent de soutenir, de coopérer et d’exécuter les décisions de la Cour. Malheureusement, ce n’est pas toujours ce qui se passe. Les Etats parties à la CPI mettent souvent leurs intérêts politiques au-dessus de leurs obligations. Ainsi, ils n’ont jamais arrêté, ni remis à la CPI le président soudanais, Omar al Bashir, alors que leurs obligations leur imposaient de le faire. La CPI est indépendante, mais ne peut accomplir son mandat qu’avec le soutien des Etats. En dernière analyse, la CPI est la Cour des Etats parties. Ce sont eux qui l’ont créée et ils doivent continuer à la soutenir.
L'interview en vidéo (anglais) :