Aux yeux de nombreux commentateurs, la victoire écrasante aux élections législatives de novembre 2015 qu’a emportée la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d'Aung San Suu Kyi est un terrain fertile pour la justice transitionnelle et la réforme juridique en Birmanie. Pourtant, les mécanismes de la justice transitionnelle mis en œuvre pour, à terme, accepter un héritage de violence et de répression de la part de l’Etat, ainsi que la durabilité de réformes juridiques à grande échelle, dépendra de la capacité du gouvernement actuel à relever des défis politiques, populaires et pratiques de longue date. Maintenir l’union d’un pays lorsque le rôle de l'armée est encore incertain – face aux aspirations grandissantes des domaines démocratique, fédéral et économique –, demande des compromis qui s’obtiendront inévitablement au détriment et de la justice transitionnelle et de la réforme juridique.
1. LE CONTEXTE HISTORIQUE
Pendant près de cinquante années, le régime birman est connu pour être l’un des plus répressifs au monde. Le système juridique de la junte n’est autre qu'un instrument en faveur de l'oppression : un mélange dysfonctionnel, figé dans le temps, mêlant la législation britannique de la période de la colonisation, des institutions moribondes contrôlées par l'armée, criblées de corruption et opérant sans aucun degré de compétence professionnelle, d'indépendance ou d'intégrité.
En 2011 pourtant, des généraux s’engagent, alors qu'ils sont encore en position de force, dans un processus de libéralisation. Le gouvernement dit civil dirigé par le président Thein Sein (lui-même un ancien général de l'armée) met en place des mesures qui lèvent les sanctions internationales et ouvrent le pays aux investissements et au tourisme étrangers. Le secteur juridique, lui aussi, commence à se moderniser.
Compte tenu de l'histoire birmane, une nervosité compréhensible se fait sentir : les motifs de l’armée restent inconnus, tout comme la faisabilité d’une transition démocratique. En 2012, International Crisis Group évalue de manière générale les réformes du gouvernement et les qualifie de légitimes, mais alors que les élections approchent, les Etats-Unis dénoncent le fait que les réformes n’avancent pas. Malgré cela, les initiatives dans le secteur juridique se poursuivent jusqu'aux élections de 2015 et au-delà.
Durant les élections de 2015, la Ligue nationale pour la démocratie (LND) emporte 80% des votes, leur deuxième victoire écrasante en 25 ans. Contrairement aux résultats de 1990, ceux de 2015 semblent être acceptés par l'armée. Ceci n’est rien de moins qu’une phase critique dans la transition birmane, mais il est clair que, même à ce stade initial qui suit les élections, le nouveau gouvernement ne cherche nullement à mettre en place les mécanismes classiques de la justice transitionnelle. Aung San Suu Kyi déclare lors d'une interview en novembre 2015 : « Nous ne cherchons ni à exercer la vengeance, ni à recréer le procès de Nuremberg », ce qui annule toute idée de justice distributive pénale/punitive. De la même manière, une commission de vérité selon le modèle sud-africain semble peu probable, et ce malgré des demandes de l’ONU et de groupes pour les droits humains avant les élections déjà . En revanche, c’est un changement institutionnel progressif et une refonte des appareils d'Etat les plus importants que la LND privilégie dans le processus de transition. Comme Aung San Suu Kyi l'affirme lors de son interview de novembre 2015, "les personnes doivent changer leurs habitudes. Cela ne signifie pas pour autant que les coupables s’en sortiront indemnes. » Ces propos suggèrent que la réforme juridique sera la clé – en soi, en tant que but, mais aussi comme instrument précurseur ou un accompagnant les buts plus larges de la justice transitionnelle visant à établir l'état de droit.
II. INITIATIVES DE REFORME JURIDIQUE EN CONTEXTE
La liste des projets de réforme, récents et anciens, dans le secteur juridique peut paraître incohérente ou encore disparate. Reste qu'elle est impressionnante. Elle comprend la création, en janvier 2016, de la toute première Association d'avocats indépendants de Birmanie, avec l'assistance de l'Institut international des droits humains de l'Association internationale des barreaux ; l’amélioration de l’enseignement tertiaire grâce à un projet universitaire d’éducation juridique clinique, mené par une ONG ; le lancement, après la réussite du projet pilote, d’un Centre pour l’état de droit, soutenu par le Programme de développement des Nations Unies (UNDP) et autres partenaires internationaux ; l’importance symbolique, bien que bancale dans la pratique, de la Loi pour l’aide juridique, un des derniers actes du président sortant Thein Sein avant la dissolution de l’ancien parlement ; les discussions à l’Office de la Court Suprême (OSCU) entre le PNUD et la Commission internationale des juristes en vue du développement d’un nouveau code éthique dans le domaine judiciaire ; un schéma pilote mis en place dans quatre tribunaux pour l’essai d’un nouveau système de gestion de dossier, dans le but de professionnaliser et moderniser les tribunaux et l’accès à l’information ; et les douzaines de projets à niveau local, allant de la formation de personnel para-juridique, aux initiatives en faveur de l’environnement, en passant par une justice accessible aux pauvres et aux marginalisés.
L’objectif principal annoncé par toutes ces réformes est l’établissement de l’état de droit. Sa nature relève à la fois de l’interdiction d’exercer le pouvoir arbitrairement et la création d’un système qui se soumet au droit. Néanmoins, l’utilisation de l’expression « état de droit » n’a pas toujours correspondu en Birmanie à la définition acceptée. Comme Cheesman et d’autres observateurs l’expliquent, le régime militaire utilisait l’expression de manière erronée, en l’assimilant à l’expression « ordre et loi », afin de justifier la main lourde dans le traitement du public lors de manifestations, la répression d’opposants politiques, ainsi que les arrestations arbitraires, la torture et les exécutions en dehors du système judiciaire. Il en résulte une mauvaise compréhension de l’ « état de droit », en l’associant à un droit traditionnellement utilisé (comme nous l’avons vu plus haut) comme moyen de contrôle social.
Parallèlement, Aung San Suu Kyi lutte longtemps pour le respect de l’état de droit et, en 2012, elle est nommée membre de la Commission pour l’état de droit parlementaire et pour la tranquillité, dont l’objet est la promotion de l’état de droit, bien qu’elle n’ait jamais le soutien sans réserve de l’ancien gouvernement.
Compte tenu de ces définitions contradictoires de l’état de droit, il n’est pas surprenant que la population ne trouve par de confort dans le concept. Bien au contraire, une méfiance populaire dans le domaine juridique est répandue, particulièrement parce que la corruption institutionnelle persiste. Comme le relève un commentateur, il est difficile de voir le droit comme une force pour le changement, alors qu’au cours des 50 dernières années le peuple en a fait l’expérience d’un instrument d’oppression et de contrôle.
Le nouveau gouvernement ne peut créer un changement culturel soudain dans le comportement des officiers du secteur de la justice, tout comme il ne peut non plus espérer un changement rapide dans l’opinion d’une population entière, au moyen de forums et d’ateliers. Les attitudes doivent être modifiées par biais d’expériences vécues du droit. Ceci comprend, du point de vue des expériences de l’auteur au sujet du développement de projets de loi, des discussions stimulantes entre les différents intéressés, qui peuvent contribuer à une meilleure compréhension de l’institution juridique et à « l’humanisation » mutuelle entre usagers et des fournisseurs de la justice.
Néanmoins, aussi louables que soient les réformes de la justice, il se peut qu’elles ne suffisent pas à assurer l’état de droit – ni à agir comme le catalyseur adéquat pour une justice plus large après un régime autoritaire – étant donné les nombreux défis que doit relever la transition birmane.
III. LES DEFIS DE LA MISE EN ŒUVRE/DE L’APPLICATION
Les réalités politique, socio-économique et juridique constituent un environnement transitionnel particulièrement complexe en Birmanie. La corruption, le copinage, le non-respect des droits humains et la main lourde de la police persistent. Le cessez-le-feu est désagréable, car les conflits militaires restent irrésolus avec des groupes armés indépendants et organisés à l’intérieur de la frontière birmane. La violence intercommunale et l’intolérance religieuse se poursuivent, plus particulièrement à l’encontre des musulmans Rohingyas dans l’état de Rakhine, tandis que les allégations de 2013 sur des crimes contre l’humanité restent sans réponse.
Le premier défi qui se dresse en toile de fond dans la réalisation de toute réforme systématique du secteur juridique est la force permanente de l’armée. Même après leur défaite électorale écrasante, l’armée détient de facto un pouvoir politique considérable, et les défauts de la Constitution actuelle sont bien documentés. Le contrôle absolu du pays par le peuple est impossible sans une réforme. La Birmanie encourt toujours le risque que l’armée bloque les réformes de la LND qui ne sont pas à son avantage – ou pire, qu’elle ne reprenne le pouvoir.
Le deuxième défi est l’absence, en Birmanie, d’un ministre de la justice. Qui plus est, il n’existe aucune institution qui ne régisse de manière globale la politique juridique dans le pays. Depuis l’année 2012, les bureaux du procureur général et ceux de l’OSCU ont participé indépendamment l’un de l’autre dans des initiatives de réforme séparées. Avec le soutien d’agences internationales pour le développement, l’UAGO et l’OSCU ont invité des conseillers juridiques à offrir des formations, à prêter assistance dans la planification stratégique et dans des projets législatifs. A un certain niveau, le changement culturel qui s’est opéré dans ces institutions au cours des dernières années est remarquable. Et pourtant, les initiatives incohérentes de renforcement des capacités ne sont pas prêtes d’amener des réformes juridiques systémiques sans un réel engagement institutionnel et une théorie du changement clairement articulée. C’est ce qui est préconisé pour les pays en développement par le domaine du droit et du développement.
Enfin, le nouveau gouvernement doit surpasser des inégalités qui sont ancrées dans le pays. La Birmanie, 148ème des 173 pays sur l’indice de développement humain de l’ONU, compte près de 60 millions d’habitants. Parmi eux, 65% habitent à la campagne, où les infrastructures de base sont limitées, sans parler des conditions dans les tribunaux. Ces limites se remarquent d’autant plus par le contraste avec les ressources naturelles importantes du pays, la vaste richesse générée et détenue par une élite dirigeante et ses entreprises amies, qui ont été au cœur de la politique économique birmane durant des décennies, et qui (selon d’autres experts) seront difficilement démantelées.
IV. CONCLUSION
Le Centre international pour la justice transitionnelle (CIJT) l’a annoncé dans un rapport de 2014 : la transition actuelle vers la démocratie offre la possibilité aux autorités de repenser les relations entre l’état et le peuple. En Birmanie, réparer le système juridique contribuerait grandement à l’amélioration de cette relation. Pourtant, bien que les idées ne manquent pas, ce qui fait défaut est une stratégie globale permettant de décider quand et comment les nouvelles réformes peuvent être mises en œuvre. La Birmanie a besoin de ressources budgétaires adéquates, ainsi que d’une stratégie d’ensemble pour les 25 prochaines années tout au moins, à savoir une approche couvrant tous les secteurs et capable de coordonner les initiatives incohérentes. Réalistement, les changements structurels et évolutifs devront attendre que la transition, encore délicate, permette aux deux partis de se diriger vers un changement constitutionnel.