Le 30 mai dernier, une Cour africaine a fait l’histoire. Pour la première fois, elle a jugé et condamné un ex-président dans un autre pays que le sien pour des violations des droits de l’homme. C’est aussi la première fois qu’un ex-président a été condamné pour un viol qu’il a lui-même commis sur une détenue et pour sévices sexuels.
Ce procès sans précédent de l’ex-dictateur tchadien Hissène Habré, condamné à la réclusion à perpétuité pour crimes contre l’humanité, intervient à un moment crucial pour la justice internationale en Afrique. Des gouvernements vont-ils mettre leur menace à exécution et se retirer de la Cour pénale internationale (CPI) ? Ou l’énergie de la société civile portée par le précédent du procès Habré va-t-elle freiner cette volonté de retrait ?
« Un seul doigt ne peut laver le visage »
Depuis le 30 mai, les rescapés des geôles d’Hissène Habré – qui fut au pouvoir entre 1982 et 1990 – ont encore peine à croire qu’une saga d’une vingtaine d’années vient de se terminer. Alors, pour se convaincre, ils ont chanté et chanté encore « On a gagné ! » après le verdict des Chambres africaines extraordinaires (CAE) à Dakar, puis à leur retour à N’Djamena.
C’est une incontestable victoire de la société civile tchadienne et une avancée majeure de la lutte contre l’impunité. C’est le serment insensé et « face à Dieu » que Souleymane Guengueng avait contracté avec lui-même qui s’est matérialisé : celui de faire juger Hissène Habré si jamais lui, Souleymane Guengueng, sortait vivant de l’enfer des cellules de la mort.
Cette victoire marque aussi l’aboutissement de deux décennies de lutte menée par une coalition à la détermination sans faille, qui a regroupé des associations de victimes guidées par deux avocates tchadiennes, Jacqueline Moudeina et Delphine Djiraibé, épaulées par l’expertise de Reed Brody, de l’organisation Human Rights Watch. Une coalition qui a surmonté une montagne d’obstacles politiques et judiciaires, transformant un objectif apparemment impossible en réalité. Pour exprimer cette longue lutte commune finalement victorieuse, Clément Abaifouta, président de la principale association des victimes, cite le diction « Un seul doigt ne peut laver le visage ».
Le versant lumineux du procès
Dans le versant lumineux de cette affaire, il y a ce que la justice peut accomplir de plus beau : la métamorphose des victimes – des hommes et des femmes meurtris au plus profond d’eux-mêmes – en êtres libérés. Kaltouma Deffalah, transformée en esclave sexuelle et violée pendant une année, résume aujourd’hui, installée dans sa petite maison de N’Djamena, le changement intérieur qu’elle a connu lors du procès :
Dans la salle d’attente du tribunal, j’avais encore la peur au ventre et ma haine envers Habré était intacte. Puis, lorsque j’ai vu Hissène Habré sur le banc des accusés, il n’était plus le dieu tout-puissant qui nous terrorisait. J’ai témoigné sans crainte. Ma peur et ma haine envers lui ont disparu. J’ai dégagé la souffrance qui était logée dans mon ventre et ma blessure s’est alors refermée. Je me suis guérie et libérée.
À la dignité retrouvée que partage Clément Abaifouta, celui-ci veut croire que l’énergie de la victoire est contagieuse et qu’elle se répandra bien au-delà des frontières tchadiennes :
Le procès Habré est un signal fort pour l’Afrique. Nous avons mis le Tchad sur la carte du monde, en faisant condamner Habré. Mais dans trop d’endroits sur notre continent, on torture, on vole, on viole et la lutte doit continuer.
De la même manière que l’inculpation de Pinochet en 1998 par le juge espagnol, Baltazar Garzon, avait soulevé l’enthousiasme des activistes des droits de l’homme, la condamnation d’Hissène Habré marque un nouveau pas : une Cour créée par l’Union africaine a donné raison à des victimes africaines envers un dictateur africain. « L’Afrique a jugé l’un des siens », résume avec fierté Souleymane Guengueng. Impossible de prétendre, comme Habré a pourtant tenté de le faire, que « la Françafrique » était le grand marionnettiste de son procès.
L’embarras du gouvernement tchadien
En dépit de l’énergie communicative de Clément, de Souleymane et de tant d’autres victimes, l’impact du procès Habré à l’échelle du continent africain reste encore bien incertain. Le gouvernement tchadien lui-même n’a pratiquement pas réagi au verdict. Selon la formule imagée de l’une des victimes : « L’éléphant est tombé, mais nous n’avons pas entendu le tam-tam de la fête. »
L’embarras du gouvernement se comprend : il fut toujours ambigu face à ce procès qui se déroulait à Dakar, soit à plus de 3 000 km de N’Djamena et qu’il ne contrôlait pas. Jusqu’où les juges des Chambres africaines extraordinaires iraient-ils ? Le président actuel du Tchad, Idriss Déby, fut lui-même en des années sanglantes le chef d’état-major d’Hissène Habré avant de devenir son opposant, puis de le renverser. Son nom allait-il être mentionné ?
Ce ne fut pas le cas, mais cette incertitude qui plana jusqu’à la fin du procès explique le jeu compliqué des autorités tchadiennes : elles furent à la fois les premiers bailleurs de fonds de ce procès (25 %), tout en refusant de remettre aux CAE les responsables de la répression sous Hissène Habré. Craignaient-elles que ceux-ci ne dévoilent trop de choses ? Quant aux réparations aux victimes pourtant décidées par la justice tchadienne et supposées intervenir avant le 25 mars 2016, elles n’ont à ce jour jamais été payées.
L’affaire Habré permettra-t-elle de remobiliser les énergies des sociétés civiles en Afrique ? Rappelons qu’il a fallu une traque de dix-sept ans, avec d’incontestables preuves matérielles étayées par des centaines de témoignages pour qu’un dictateur déchu et dénué de soutien, bref, une branche morte, soit finalement jugé. Quant à ses soutiens politiques et militaires de l’époque, Washington et Paris, il n’en a pratiquement pas été question durant le procès.
« C’est l’Afrique qui a couru derrière la CPI… »
Cette longue traque témoigne des obstacles que doit surmonter la justice internationale, et en particulier, la Cour pénale internationale. Celle-ci n’a pu exister et travailler que grâce au dynamisme et à la mobilisation de centaines d’associations et d’ONG africaines, qui ont fait pression sur leur gouvernement pour ratifier les statuts de Rome en 1998, puis pour faire appel à cette nouvelle Cour.
Mais, aujourd’hui, qu’en est-il ? Dans quelle mesure la CPI, dans sa courte existence depuis 2002, a-t-elle su répondre aux aspirations des sociétés civiles africaines ? D’autant qu’avec Boko Haram et les groupes djihadistes qui opèrent dans la zone sahélienne ainsi que Daech en Libye et au Proche-Orient, la justice internationale se trouve confrontée à un nouveau défi : traditionnellement, les auteurs tentaient de dissimuler, ou du moins, de nier leurs crimes. Ici, rien de tel. Ces groupes armés mettent en scène décapitations et autres violences, signifiant par là leur rejet radical des règles fondamentales de la justice internationale et ruinant toute dimension dissuasive que pourrait avoir la CPI.
Le moment est, à l’évidence, crucial pour la justice internationale. Plusieurs gouvernements, emmenés par le Kenya, utilisent « la lutte contre le terrorisme » pour justifier leur priorité sécuritaire et envisagent de se retirer de la CPI, jugeant que celle-ci cible injustement l’Afrique et n’est plus de saison.
La procureure de la CPI, Fatou Bensouda, se défend de cette accusation, affirmant que « c’est l’Afrique qui a couru derrière la CPI et non l’inverse ». De fait, ce sont cinq pays africains (la Côte d’Ivoire, la Centrafrique, le Mali, l’Ouganda et la RDC) qui ont demandé l’intervention de la CPI sur leur territoire, et c’est le Conseil de sécurité de l’ONU qui a référé au procureur de la CPI le cas de la Libye et du Soudan.
Frapper au sommet
Mais la raison profonde des réticences des gouvernements africains se situe ailleurs : dans la capacité de la CPI à inculper des chefs d’État en exercice, le président soudanais Omar el-Béchir et son homologue kenyan Uhuru Kenyatta (l’inculpation s’est soldée par un non-lieu) en ont fait l’expérience. Dans un entretien à JusticeInfo.Net, Fatou Bensouda a réitéré sa volonté de frapper au sommet de l’État les responsables des crimes internationaux. De quoi provoquer l’inquiétude de certains gouvernements face à une justice internationale qui, à leurs yeux, viole allègrement le principe de la souveraineté nationale.
De fait, les gouvernements africains sont profondément divisés : d’un côté se trouvent les plus bruyants qui dénoncent une « justice néo-impérialiste », un argument populiste qui fait souvent mouche dans les mémoires africaines marquées par le souvenir des crimes coloniaux ; et de l’autre, d’autres gouvernements africains voient le parti – y compris politique – qu’ils peuvent tirer de l’intervention de la CPI.
Reste une incertitude, mais de taille : au-delà de l’effet d’annonce, le procès Habré va-t-il provoquer une nouvelle mobilisation des sociétés civiles en Afrique dans la lutte contre l’impunité, quitte à utiliser aussi d’autres voies que celle de la Cour pénale internationale ? C’est à l’aune de cette réponse que se mesurera à terme l’impact de ce procès sans précédent.
Pierre Hazan, professeur associé, Université de Neuchâtel
La version originale de cet article a été co-publiée sur The Conversation et sur JusticeInfo.net