Par une soirée pluvieuse, début mai, un homme d'affaires kényan bien connu, devenu un détracteur virulent du gouvernement, était retrouvé mort dans sa Mercedes blindée sur une artère fréquentée de Nairobi, exécuté de cinq balles dans la poitrine, le cou et le bras.
Dans un pays à l'histoire jalonnée d'assassinats politiques, le meurtre de Jacob Juma, dans sa mi-quarantaine, a rapidement été considéré comme un contrat destiné à le faire taire. A bien des égards, la trajectoire de la victime, son ascension et sa mort illustrent le côté sombre d'un univers sans merci, au confluent de la politique et des affaires.
Jacob Juma, c'est l'histoire d'un jeune homme modeste mais intelligent, qui va réussir, sur fond de clientélisme, à nouer les bonnes connections politiques pour décrocher des marchés publics entachés de corruption. Fortune faite, il se retrouve écarté d'un marché minier potentiellement très lucratif, dans lequel il perd quasiment tout, et se lance alors dans la dénonciation de la corruption et la critique du gouvernement, avec autant de délicatesse qu'un bulldozer.
Juma, c'est "une crapule que l'amertume a retourné en une carte maîtresse pour ceux qui luttent contre la corruption", explique John Githongo, l'activiste anti-corruption le plus connu du pays. "Il est devenu un pourvoyeur de documents confidentiels pour le Trésor public, d'informations, d'histoires et de ragots", ajoute-t-il.
Au Kenya, la corruption connaît traditionnellement un pic à l'approche des élections. Et à près d'un an de la présidentielle d'août 2017, la fièvre fait déjà rage.
Pour les plus pessimistes, le meurtre de Juma n'est que le lever de rideau d'une année électorale potentiellement violente. A Nairobi, plusieurs diplomates occidentaux s'inquiètent d'une réédition du scénario de 2007-2008, lorsque plus de 1.100 personnes avaient été tuées dans des violences électorales.
- De la pauvreté au bling bling -
Le destin de Juma doit beaucoup à sa rencontre avec Cyrus Jirongo, un homme d'affaires et politicien issu de la même ethnie (Luhya) et du même comté de l'ouest du pays (Bungoma), qui devient son mentor.
M. Jirongo héberge Jacob, paye sa scolarité et l'initie aux arcanes des affaires et de la politique. Juma noue alors de précieuses amitiés avec des soutiens du président de l'époque, Daniel Arap Moi, et remporte ses premiers contrats publics, le bitumage de routes.
"On voyait que c'était quelqu'un qui allait aller loin", se souvient M. Jirongo. "Il était très mal habillé mais il était plein de confiance en soi."
L'ascension est rapide et le jeune homme affiche ostensiblement sa richesse: voitures de luxe, costumes de marque et montres à l'avenant. "Par dessus tout, il voulait que le monde entier sache qu'il avait réussi, qu'il était parvenu à se sortir de la pauvreté", explique M. Jirongo.
Pendant cette période, M. Juma fait aussi la connaissance de William Ruto, jeune homme à l'ambition politique dévorante devenu en 2013 vice-président du pays. Et ce, en dépit d'une inculpation par la Cour pénale internationale (CPI) pour son rôle présumé dans les violences de 2007-2008. Depuis, la CPI a renoncé à le juger.
Juma n'était pas un soutien de M. Ruto, selon un des amis du défunt qui a requis l'anonymat, mais, pensait-il, le fait de le connaître lui garantirait le contrôle d'une mine de niobium, un métal rare, sur la côte kényane.
Au lieu de cela, sa licence d'exploitation est annulée. "Il avait refusé de faire profiter du marché certains membres du gouvernement. Ce contrat minier fut un point de rupture", explique son ami. Ecarté, Juma devient amer, en colère et dangereux. "A partir de là, il s'est concentré sur une seule chose: exposer le régime".
- 'Escadron de la mort' -
Juma joua ainsi un rôle prépondérant dans l'émergence sur la scène publique de deux scandales présumés de corruption, dont le principal porte sur un emprunt obligataire (Eurobond) de plus de deux milliards d'euros contracté en 2014 par l'Etat kényan.
L'homme d'affaires porte le fer publiquement. Sur les réseaux sociaux, il multiplie les insinuations et accuse nommément des membres de l'exécutif de fomenter son élimination. Des allégations "diffamatoires" selon le gouvernement.
L'opposition, dont Juma était proche, a renouvelé ces accusations après son meurtre: "L'inspecteur général (de la police) sait qui a tué Jacob Juma. C'était un escadron de la mort (au sein de la police) et il est connu", a déclaré le chef de l'opposition Raila Odinga.
Pour les amis businessmen du défunt, la mort de Jacob Juma est un message clair. "C'est un avertissement pour chacun d'entre nous, affirme l'un d'eux: +Vous restez dans votre petit coin ou nous nous occuperons de vous, sans pitié+".