Gel des avoirs : un Irakien gagne son procès contre la Suisse

Gel des avoirs : un Irakien gagne son procès contre la Suisse©Frederick Florin/AFP
Une audience à la CEDH
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Khalaf M. Al-Dulimi, l’homme soupçonné d’avoir été responsable des finances des services secrets irakiens sous le régime de Saddam Hussein, vient de remporter son procès devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Désormais définitif, cet arrêt du 21 juin 2016 confirme la décision que la même Cour avait été rendue en première instance en 2013. Selon la CEDH, la Suisse, en confisquant les biens de l’Irakien, a bien violé la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, en exécutant au pied de la lettre une résolution du Conseil de sécurité.

Un requérant irakien, Khalaf M. Al-Dulimi, responsable des finances des services secrets irakiens sous le régime de Saddam Hussein, avait saisi en 2008 la CEDH en son nom et celui de la société de droit panaméen et sise au Panama, Montana Management Inc. dont il est le directeur. Il reprochait à la Confédération suisse d’avoir confisqué ses biens.

Cette affaire remonte à 1990 après l’invasion du Koweït par l’Irak. Le Conseil de sécurité avait été alors poussé, par ses résolutions 661 et 670, à inviter les Etats membres de l’ONU à mettre en place un embargo général contre l’Irak et sur les ressources koweitiennes susceptibles d’être confisquées par l’occupant, ainsi qu’un embargo sur les transports aériens. C’est ce que fit la Suisse en adoptant une « ordonnance sur l’Irak » le 7 août 1990, alors même qu’elle n’était pas encore membre des Nations Unies. Entre-temps devenue membre, la Suisse modifia son ordonnance conformément à la nouvelle résolution 1483 du Conseil de sécurité adoptée en 2003. Cette ordonnance suisse allait donc plus loin et prévoyait le gel des avoirs et ressources économiques de hauts responsables de l’ancien gouvernement irakien et d’entreprises ou de corporations contrôlées ou gérées par ceux-ci (article 2).

En 2006, et après plusieurs tentatives de contestation, le Département fédéral de l’Economie confisqua plus de 269 millions de francs suisses déposés dans une banque suisse appartenant à la société Montana Management (à l’époque basée à Genève) et 86 276 francs suisses appartenant à Al-Dulimi à titre personnel. Ces sommes furent transférées sur le compte bancaire du Fonds de développement pour l’Irak.

 

 Pourquoi la Suisse a-t-elle été condamnée ?

 

La Suisse argua alors qu’elle ne disposait d’aucune latitude, car elle ne faisait qu’appliquer les résolutions du Conseil de sécurité qui fournissaient via le Comité des sanctions la liste des personnes concernées. Le Comité des sanctions prévoyait une procédure de radiation, mais la demande de radiation d’Al-Dulimi fut aussi rejetée par le Conseil de sécurité en 2009.

Si la Suisse a appliqué les résolutions du Conseil de Sécurité, alors pour quel motif a-t-elle été condamnée ? Il s’avère que la procédure prévue par le Conseil de sécurité n’était pas conforme aux exigences du droit à un procès équitable et, selon la CEDH, la Confédération suisse n’a pas œuvré pour compenser le caractère arbitraire de cette procédure. La Suisse aurait dû en effet examiner le bien-fondé des mesures de sanction. La Cour de rajouter qu’il est inconcevable, dans une société démocratique, quel que soit le but légitime poursuivi par la Confédération suisse, de ne pas le faire. Il fut donc rappelé aux Etats suisse, français et britannique (ces deux derniers ayant voulu participer à la procédure pour émettre leurs observations) que les actes nationaux engagent leur responsabilité même s’ils sont pris en application d’une résolution du Conseil de sécurité. Si la Cour reconnaît que l’objectif poursuivi, à savoir confisquer les biens d’anciens hauts dirigeants irakiens était légitime, elle souligne que l’établissement de cette liste a été faite à partir de sources d’informations peu propices aux garanties qu’exigent de telles mesures de sanction. Faute de contrôle judiciaire de la Suisse, l’inscription sur cette liste était nécessairement arbitraire. Le Conseil de sécurité est également mis en cause, la Cour considérant que le Comité de sanctions aurait dû fournir un minimum d’informations aux Etats quant aux raisons des inscriptions sur la liste. En outre, la procédure de radiation elle-même a été régulièrement critiquée par les rapporteurs spéciaux près du Conseil des droits de l’Homme. C’est bien le droit à un procès équitable (article 6-1 de la Convention) qui a été violé. Les avoirs resteront cependant confisqués le temps qu’Al-Dulimi obtienne son procès en révision en Suisse du jugement rendu en 2008.

 

Le Royaume-Uni avait été condamné dans une affaire similaire

 

Cette affaire n’est pas sans rappeler celle d’Hilal Abdul-Razzaq Ali Al-Jedda dans laquelle le Royaume-Uni avait été condamné par la CEDH pour avoir incarcéré sans limitation de durée un individu qui constituait un risque pour la sécurité en Irak, et cela à la demande du Conseil de sécurité qui ordonnait que soient prises des mesures nécessaires au maintien de la sécurité et de la stabilité en Irak.

Cela pose bien évidemment la question de l’attitude que doit adopter un Etat membre du Conseil de l’Europe en cas de résolutions du Conseil de sécurité : celles-ci doivent toujours être appliquées par ces Etats d’une façon qui respectent les droits fondamentaux. En d’autres termes, la Suisse ainsi que tous les Etats membres du Conseil de l’Europe ne peuvent plus se contenter d’invoquer leurs obligations découlant du chapitre VII de la Charte des Nations Unies (relatif au Conseil de sécurité), mais doivent bel et bien conserver une certaine forme de libre arbitre. Pas d’exécution aveugle.