"Les gens craignent un gouvernement militaire", souffle Dogan, venu dans la nuit de vendredi à samedi avec des milliers de compatriotes donner de la voix dans les rues d'Istanbul contre les militaires qui tentaient de renverser le gouvernement turc.
La panique s'est emparée vendredi soir d'Istanbul, la plus grande ville de Turquie, après que l'armée a fermé les ponts qui enjambent le Bosphore et relient les rives asiatique et européenne. Les soldats ont tiré sur la foule qui tentait de franchir le pont Fatih Sultan Mehmet à pied, rapporte un photographe de l'AFP, qui a vu des dizaines de blessés.
Plus au sud, dans le centre d'Istanbul, c'est sur la place Taksim que la colère a éclaté. Ironie de l'histoire, c'est sur cette même place, où convergent plusieurs artères de la rive européenne d'Istanbul, que s'étaient réunis les opposants à Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, lors des manifestations autour du parc Gezi en 2013.
Ce vendredi soir, si le lieu est le même qu'il y a trois ans, la cible des protestataires est tout autre. Par milliers, les Stambouliotes, certains drapés dans le drapeau turc, sont venus manifester contre la tentative de coup d'Etat lancé par un groupe de militaires contre M. Erdogan, devenu depuis président de la République.
"La plupart des manifestants ont fait leur service militaire. Ils savent ce que l'avènement d'un régime militaire signifierait", explique Dogan, 38 ans, depuis la place Taksim.
Et lorsqu'un hélicoptère survole la place, les manifestants lèvent des poings rageurs en guise de salut.
Au sol, l'armée répond en ouvrant le feu. Au moins trois personnes sont touchées.
"C'est l'armée qui a fait ça. Assassins!", hurle un homme, dont les paroles sont couvertes par les sirènes des ambulances venues chercher les blessés.
Quelques minutes plus tard, des camions déchargent des policiers anti-émeutes chargés de dégager la place. La foule se disperse dans les rues adjacentes et le calme revient sur Taksim. Seul le bruit de tirs résonne sur la place totalement désertée.
- 'Ca ne va pas marcher' -
Pour les irréductibles clients d'un bar du quartier de Besiktas, quartier d'ordinaire animé de la rive européenne, le signal qu'il est temps de rentrer à la maison est donné lorsque le patron lance: "la loi martiale est décrétée".
Jusqu'à ce que la chaîne publique TRT annonce qu'un coup d'Etat militaire était en cours et que la loi martiale était décrétée, cette rue de Besiktas, sur la rive européenne d'Istanbul, était particulièrement calme pour un vendredi soir.
Seule une poignée de clients attablée au café s'attarde à discuter de la tentative de putsch militaire en cours. "Ce pays a vécu tellement de coups d'Etat... Je suis contre. Celui-ci ne va pas marcher", explique Ali, dont la fierté est d'habiter Besiktas et d'arborer un tatouage à l'effigie de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne.
"Les gens rentrent chez eux à cause du coup d'Etat. On est combien ici, d'après vous? Normalement cet endroit devrait grouiller de monde", lance-t-il. "Ce coup d'Etat est une mauvaise chose. Il va nous ramener 20 ans en arrière".
Son ami Basak acquiesce: "ce pays a vécu beaucoup de putschs. Nous ne sommes pas prêts pour en vivre un autre".
En temps normal, Ali et Basak devraient forcer la voix pour se faire entendre un vendredi soir à Besiktas. Mais cafés et bars ont fermé boutique dès qu'a été connue la nouvelle de la tentative de coup d'Etat.
Le calme, seulement interrompu par le vrombissement d'hélicoptères, confère à certains quartiers d'Istanbul un air de ville fantôme. Surréaliste dans cette ville où cafés et bars sont d'ordinaire pleins en ce début de week-end.
- 'Vous y croyez, vous?' -
La crainte de débordements et d'une escalade ont poussé les Stambouliotes à s'approvisionner en vivres et en argent liquide par milliers. Résultat: "Il y a beaucoup de gens dans les magasins malgré le couvre-feu. Il y a des files d'attente devant les distributeurs de billets", explique Güney Köse, dirigeant d'une start-up, joint par l'AFP par téléphone.
"Je ne suis pas pour l'AKP (Parti de la justice et du développement du président islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan) et Erdogan n'est pas un grand démocrate, mais un coup d'Etat n'est pas la solution. Je crains une guerre civile", confie-t-il.
La tentative de putsch a fait au moins 60 morts, dont de nombreux civils, selon un responsable turc.
"C'est très étrange. On a compris vers 22H00 (19H00 GMT) qu'il se passait quelque chose. Dans la rue, les gens s'interpellaient, en disant +Vous y croyez, vous?+", dit Valentine Deseille, une Française de 22 ans, qui travaille à l'université Sehir d'Istanbul.
Tôt samedi matin, M. Erdogan a assuré que la situation était largement sous contrôle du gouvernement.