Dans une société aussi conservatrice que le Tchad, le tabou était trop fort. Alors, pendant 25 ans, ces femmes se sont tues. « La honte et la peur étaient trop grandes », explique Kaltouma Defallah. Dans sa modeste maison de N’Djamena, un ventilateur essaie de rafraîchir la pièce, alors que le soleil atteint 42 degrés. Quelques larmes coulent sur les joues de l’ex-hôtesse d’Air Africa, alors qu’elle regarde pour la première fois la vidéo de son témoignage devant les Chambres africaines extraordinaires (CAE) à Dakar le 20 octobre dernier.
Le témoignage Kaltouma Defallah ainsi que celui de trois de ses compagnes ont établi que l’ex-président du Tchad n’était pas seulement l’auteur de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, mais responsable aussi de sévices sexuels sur Kaltouma et sur bien d’autres, lors de leur détention. Le 30 mai dernier, la première fois, un tribunal a condamné un ex-chef d’Etat pour avoir personnellement commis des violences sexuelles.
L’acte d’accusation contre l’ex-président tchadien, Hissène Habré, mentionnait les exécutions sommaires, les enlèvements, les tortures, les violations massives des droits de l’homme, mais rien sur les viols et les sévices sexuels. Le rapport de 700 pages de Human Rights Watch sur les crimes de Habré n’en soufflait mot non plus. Lors de la préparation du procès, Khadidja Hassan Zidane, une autre victime du régime Habré, avait laissé entendre qu’elle dirait « des choses » si jamais elle se trouvait face à l’ex-chef d’Etat, mais pas Kaltouma. La honte et la peur étaient encore trop fortes. Au moment de sa libération, ses geôliers lui avaient fait promettre sur le Coran de ne rien dire, sinon ils se vengeraient.
L’histoire de Kaltouma reflète la nature paranoïaque du régime qu’Habré mit en place entre 1982 et 1990 : hôtesse de l’air tchadienne, mais vivant en Côte d’Ivoire, elle fit escale en février 1988 à N’Djamena, et pour son plus grand malheur, sortit de l’avion pour embrasser ses parents. C’est alors qu’elle est arrêtée par les services de sécurité tchadiens, accusée de comploter parce qu’appartenant à la tribu des Hadjeraï, puis envoyée une année en détention dans le camp de Ouadi Doum dans le désert tchadien.
Le 20 octobre dernier, Kaltouma s’apprête à témoigner devant les CAE. Elle hésite encore à évoquer les viols qu’elle a subis pendant une année, où chaque jour, après avoir lavé les vêtements des gardes, elle devenait leur esclave sexuelle, en compagnie d’une dizaine d’autres détenues, dont l’une âgée de 13 ans et l’autre de 15. «Dans la salle d’attente, j’avais encore la peur au ventre et ma haine envers Habré était intacte. Puis, lorsque j’ai vu Hissène Habré sur le banc des accusés, il n’était plus le dieu tout-puissant qui nous terrorisait. J’ai témoigné sans crainte. Ma peur et ma haine envers lui ont disparu. J’ai dégagé ma souffrance qui était logée dans mon ventre et ma blessure s’est alors refermée. Je me suis guérie et libérée. », raconte-t-elle. Les Chambres africaines extraordinaires ont permis à Kaltouma de s’émanciper de la peur et de la honte et de reconquérir sa dignité de femme libre. Et se faisant, de transférer l’opprobre de la victime à son bourreau.
La veille, Khadidja Hassan Zidane avait déjà brisé le tabou sur les viols, après avoir raconté ses tortures: « Ils ont mis un pneu sur moi, introduit un tuyau dans la bouche jusqu’à ce que mon ventre soit gonflé, j’ai perdu conscience. A mon réveil, je me suis retrouvée dans la cellule où j’étais. Ils ont fait ça pendant trois jours. On m’a gardée pendant 3 mois et 15 jours à la Présidence ». Puis, devant des juges stupéfaits, elle dit comment Habré l’avait lui-même violée à quatre reprises, ainsi que ses hommes : « La première nuit, le Président lui-même l’a fait. Il a couché avec moi 4 fois, ensuite ses agents. Cela se passait à la Présidence. C’était dans le grand salon".
Devant cette accusation inattendue, le président du tribunal lui demande quel président? “Hissène Habré”, répond-elle. Il n’y en avait pas d’autre”. Sur le banc des accusés, la tête cachée par son turban blanc, les yeux dissimulés par des lunettes de soleil, l’ex-tout puissant chef d’Etat reste silencieux. Renversement des rôles : Khadidja témoigne devant Hissène Habré, obligé d’écouter ses forfaits, ramené au rang de violeur. Et désormais condamné à la réclusion à perpétuité pour tous ses crimes, y compris « le viol comme acte sous-jacent de crime contre l’humanité ».
Le droit international face à l’arme du viol
Le droit pénal international n’a réprimé sévèrement le viol que récemment. En 1907, la Convention de la Haye protège les femmes « et leur honneur ». Mais ce n’est qu’après la 2e guerre mondiale, qu’une prise de conscience se fait progressivement pour pénaliser le viol comme arme de guerre. Les tribunaux militaires interalliés de Nuremberg ne mentionnent pas le mot « viol ». En revanche, le tribunal de Tokyo sanctionne des responsables japonais pour avoir raflé 200.000 femmes, les forçant à la prostitution pour leurs soldats. Mais ces « femmes de confort » n’ont droit à l’époque à aucune excuse, ni indemnisation.
Il faut attendre le jugement dit de « Kunarac » par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, qui condamne trois hommes pour que le viol soit considéré pour la première fois comme un crime contre l’humanité, car s’inscrivant dans une campagne de nettoyage ethnique. En 1998, le Tribunal pénal international pour le Rwanda dans l’affaire Akayesu, estime que le viol peut être assimilé à un crime de génocide. Violer les femmes d’une communauté peut être vu comme violé le corps de la communauté, et en le faisant, miner le tissu social qui le compose, explique le tribunal: «De nombreuses femmes tutsies ont été soumises par la force à des violences sexuelles, ont été mutilées et violées, souvent à plusieurs reprises, souvent en public et souvent par plus d’un assaillant. Le viol des femmes tutsies avaient un caractère systématique », souligne le jugement du TPIR. Le 21 mars 2016, la Cour pénale internationale (CPI) a jugé Jean-Pierre Bemba, coupable de crime contre l’humanité et de crime de guerre, dont les sévices sexuels (dont le viol) infligés sur des femmes ainsi que sur des hommes par ses troupes en Centrafrique entre octobre 2002 et mars 2003. Le procès Habré vient renforcer cette jurisprudence.