Dans le domaine de la justice transitionnelle ou des droits de l'Homme, la réparation est souvent présentée comme une mesure corrective axée sur la victime. Toutefois, la question de l'identification des victimes en droit d'obtenir réparation est au coeur des débats sur la légitimité de la violence et le choix des personnes pouvant prétendre à réparation. Dans les récits controversés des faits qui se sont produits, certaines personnes passent pour être plus innocentes et plus dignes que d'autres pour bénéficier d'une assistance.
C'est un fait particulièrement flagrant pour ceux qui, compte tenu des liens qu'ils entretiennent avec des groupes terroristes ou des groupes armés non étatiques et en dépit des préjudices graves qu'ils ont subis, se voient souvent refuser le droit de demander réparation. Toutefois, dans les conflits prolongés, la différence entre les victimes et les auteurs d'actes illicites peut parfois être ténue. Cet article analyse le statut de victime et étudie les solutions que certains Etats ont retenues face aux auteurs d'actes illicites victimes de persécutions. Les auteurs d'actes illicites victimes de persécutions sont des individus qui, tout en appartenant à un groupe armé étatique ou non étatique responsable d'actes illicites, ont subi des traitements injustes tels que la torture, des violences sexuelles ou des exécutions extrajudiciaires.
Si la réparation pour violations graves des droits de l'Homme est de plus en plus reconnue comme une nécessité, il n'en demeure pas moins que beaucoup d'Etats refusent de l'octroyer à certains groupes d'individus, quelle que soit l'ampleur des souffrances qu'ils ont subies. D'autres Etats, en revanche, recourent à une méthode plus complexe en incluant les auteurs d'actes illicites victimes de persécutions dans des programmes de réparation. Après examen de certaines demandes en réparation déposées par des membres terroristes victimes de persécutions auprès des Cours européenne et interaméricaine des droits de l'Homme, il apparaît qu'aucune pratique étatique constante ni jurisprudence en matière des droits de l'Homme ne réglemente les réparations faites aux victimes. Même si le statut de victime dans les sociétés transitionnelles est controversé et complexe, cela plaide en faveur du fait qu'une démarche objective visant à reconnaître les victimes de persécutions, qu'il s'agisse de civils ou de combattants, et à leur offrir réparation, permet de mieux réaffirmer le caractère illicite de tels actes de violence.
Comment les sociétés transitionnelles traitent-elles les auteurs d'actes illicites victimes de persécutions ?
Les sociétés qui se relèvent d'un conflit adoptent des approches différentes selon la version du conflit qui prévaut et les efforts de réconciliation qui sont déployés. Dans les pays comme le Sierra Leone, le Kosovo, la Tunisie ou le Timor oriental, les auteurs d'actes illicites victimes de persécutions peuvent demander réparation. L'objectif principal de ces Etats est, en effet, de réparer les abus les plus graves, quel que soit le passé de l'individu qui les a subis. D'une manière générale, les membres vulnérables des groupes armés tels que les enfants soldats et les individus asservis sexuellement, sont plus nombreux à être acceptés en qualité de victimes pouvant demander réparation. En Colombie, par exemple, la loi de restitution de terres de 2011 prévoit que les membres des groupes armés illégaux peuvent être considérés comme des victimes dès lors qu'il s'agit d'enfants ou d'adolescents qui ont été démobilisés avant l'âge de 18 ans. Paradoxalement, les mesures destinées à encourager la démobilisation risquent de privilégier certains groupes de victimes au détriment d'autres groupes. Il s'agit là d'une situation qui pourrait faire naître un certain ressentiment. Lors d'interviews réalisées en Ouganda en 2011 pour ma thèse de doctorat, une victime a indiqué que les personnes qui avaient été enlevées puis enrôlées dans l'Armée de résistance du Seigneur (LRA) pouvaient profiter d'un programme de démobilisation, alors qu'aucune réparation n'était prévue pour les victimes civiles. Elle a résumé sa pensée en une phrase : ''Je suis une victime mais je ne bénéficie pas des avantages qui sont reconnus à un auteur d'actes illicites devenu victime à son tour''.
Cette dichotomie entre la démobilisation et la réparation, souvent recommandée mais rarement mise en oeuvre, fait partie d'une tendance largement répandue dans les pays où le récit controversé des événements passés influe encore sur le droit et le choix des individus en droit d'obtenir réparation. Cela est manifeste en Afrique du Sud où un fonds de pension a été spécialement créé pour les groupes armés étatiques et non étatiques et où seules les recommandations formulées par la Commission Vérité et Réconciliation font mention de réparations en faveur des civils.
Cette dichotomie peut aussi servir à favoriser un récit plutôt qu'un autre. Ainsi, en permettant à des forces étatiques d'obtenir réparation, l'innocence dont elles se prévalent face aux atrocités commises s'en trouve renforcée. C'est ainsi qu'en Colombie et au Pérou, les forces étatiques sont en droit de demander réparation malgré leur implication dans les atrocités perpétrées, tandis que les membres de groupes armés non étatiques se heurtent à des obstacles dans leurs démarches visant à obtenir réparation. En Colombie, le statut de victime est reconnu aux proches des individus qui sont ou ont été membres de groupes armés non étatiques pourvu que ces derniers aient été tués. De même, la Commission Vérité péruvienne a reconnu le préjudice subi par les membres des groupes armés non étatiques tels que le Sentier lumineux ou le mouvement révolutionnaire Túpac Amaru (MRTA) et estimé qu'ils étaient ''victimes mais pas bénéficiaires'' de réparations. En conséquence, les lois péruviennes sur l'indemnisation des victimes excluent expressément toute réparation en faveur des membres de ''groupes subversifs''. Néanmoins, les auteurs d'actes illicites victimes de persécutions qui ne peuvent pas recevoir d'indemnisation à titre individuel peuvent bénéficier de mesures collectives qui visent à rétablir la cohésion sociale, y compris dans les domaines de l'éducation et de la santé.
De la même façon, la loi d'indemnisation de 2009 en Irak exclue les individus reconnus coupables d'actes de terrorisme. L'Espagne a également refusé toute réparation aux membres de groupes terroristes. Au Pays Basque et en Navarre, en revanche, les lois sur les réparations n'excluent pas expressément les membres de groupes terroristes. En Irlande du Nord, le Groupe consultatif sur le passé de 2009 a proposé l'octroi de réparations aux auteurs d'actes illicites victimes de persécutions. Cette proposition a permis aux familles des membres paramilitaires qui avaient été tués de recevoir une indemnisation de £12'000, un montant identique à celui qui avait été versé aux familles des civils assassinés. Il s'en est suivi une vague de protestations et une levée de boucliers de la part des médias, entraînant l'abandon des trente recommandations qui avaient été formulées.
Du statut de victime et de la responsabilité dans les Cours des droits de l'Homme
Bien que les Cours des droits de l'Homme telles que la Cour interaméricaine des droits de l'Homme participent à la consolidation du concept de réparation, elles se débattent néanmoins avec la notion d'auteurs d'actes illicites victimes de persécutions et cherchent à trouver un équilibre entre les souffrances que l'Etat leur a infligées et leur responsabilité dans les souffrances qu'ils ont eux-mêmes infligées à autrui. Dans les affaires impliquant la détention d'individus soupçonnés de terrorisme, la Cour européenne et la Cour interaméricaine des droits de l'Homme ont reconnu le droit à réparation aux victimes de ces actes. Toutefois, s'agissant d'opérations de contre-terrorisme impliquant des bombardements, la Cour européenne a refusé d'accorder réparation à leurs auteurs et ce, malgré les exécutions extrajudiciaires prononcées à leur encontre.
Récemment, la Cour interaméricaine des droits de l'Homme a réduit le montant de l'indemnisation, c'est-à-dire la somme octroyée, et a limité les formes de réparations prévues pour les auteurs d'actes illicites victimes de persécutions. Dans l'affaire du Palais de Justice contre la Colombie, la famille de l'un des preneurs d'otages victime de disparition forcée imputable à l'armée colombienne n'a reçu que USD 5'000, alors que les familles des civils disparus dans les mêmes conditions ont reçu entre USD100'000 et USD 150'000. Par la suite, dans l'affaire de la prise d'otages qui a eu lieu à l'ambassade du Japon au Pérou, la famille de l'un des preneurs d'otages exécuté extrajudiciairement par les forces spéciales péruviennes n'a bénéficié que d'un soutien psychologique. Bien que l'importance de l'indemnisation pour des violations graves des droits de l'Homme soit de plus en plus reconnue, on observe un recul politique de la part des Etats qui se répercute au niveau des Cours régionales des droits de l'Homme et vise à limiter ou à refuser le droit de demander réparation aux (anciens) membres d'organisations terroristes.
Il faut condamner la réduction du droit de faire recours et de demander réparation pour des violations graves des droits de l'Homme et du droit humanitaire telles que la torture, les violences sexuelles et les exécutions extrajudiciaires. Les victimes des violations des droits de l'Homme, quels que soient leurs antécédents, doivent être reconnues comme telles et autorisées à demander réparation. Cela n'ôte pas la responsabilité des auteurs d'actes illicites victimes de persécutions dans les souffrances qu'ils ont infligées à autrui. Une prise en compte nuancée de leur responsabilité dans le processus de réparation – avec des formes appropriées ou un certain de nombre de mesures compensatoires – éviterait que les auteurs d'actes illicites victimes de persécutions ne se voient refuser l'accès à un recours ou au statut de victime (au risque, sinon, d'engendrer de plus grandes persécutions et une plus grande légitimation de la violence), tout en veillant à établir un rapport proportionnel entre leur responsabilité et l'importance de la réparation accordée.
Trouver un moyen de progresser au regard des auteurs d'actes illicites victimes de persécutions
Si l'on veut inclure les différentes approches visant les auteurs d'actes illicites victimes de persécutions dans des principes de droit international plus universels, il faut garantir le droit à une réparation adaptée à toute victime de violations graves. Pour commencer, les Etats doivent reconnaître et octroyer une compensation à ceux qui ont subi un préjudice. Cela passe par la réaffirmation de la règle de droit afin que personne n'ait à souffrir de tortures, blessures graves, violences sexuelles ou exécutions extrajudiciaires et ce, quels que soient les antécédents de la personne. Toutefois, les formes de réparations accordées aux auteurs d'actes illicites victimes de persécutions peuvent être nuancées selon leur part de responsabilité dans les souffrances qu'ils ont infligées à autrui. Ainsi, les auteurs d'actes illicites victimes de persécutions pourraient bénéficier de réparations grâce au concept de réhabilitation, en lieu et place du concept de compensation. Par souci d'équité, les forces étatiques responsables d'actes de violence devraient recevoir le même traitement que les auteurs d'actes illicites victimes de persécutions issus de groupes armés non étatiques.
Un autre moyen consisterait à traiter la question par le biais d'un Comité de révision chargé de trouver un équilibre entre la responsabilité desdits individus dans les persécutions infligées à autrui et les persécutions dont ils ont eux-même été victimes, en leur accordant une compensation destinée à reconnaître et à soulager leurs souffrances permanentes et qui tiendrait compte du rôle qu'ils ont joué dans les souffrances infligées à autrui. Le Comité de révision examinerait seulement le montant des réparations pour les auteurs d'actes illicites victimes de persécutions. Quant aux victimes civiles, elles recevraient une indemnisation sans que leur responsabilité se soit évaluée. Pour qu'elles aient un sens en tant qu'instrument de justice transitionnelle, les réparations ne doivent pas être utilisées pour répéter et perpétuer les récits controversés du conflit. Elles doivent permettre d'accéder à une compréhension commune des violations commises par les différents acteurs et de développer un jugement plus élaboré sur les auteurs d'actes illicites victimes de persécutions. Il n'y a qu'en reconnaissant le caractère arbitraire de certaines violations, quels que soient les antécédents ou la responsabilité de l'individu qui en a souffert, que la règle de droit et la dignité de tous les êtres humains pourront être garantis dans une société qui veut atteindre la paix.