Malgré plus d’une décennie de fonctionnement, le rôle de la Cour pénale internationale (CPI) semble méconnu pour beaucoup. En effet, alors que sa création avait suscité de nombreuses attentes, aujourd’hui nombre de questions demeurées sans réponse sèment le doute et le scepticisme dans les esprits. C’est pour faire droit à cette légitime préoccupation que le Centre international pour la justice transitionnelle publie aujourd’hui son Guide de la Complémentarité : une présentation du rôle des tribunaux nationaux et de la CPI dans la poursuite de crimes internationaux.
Dès son introduction, cet ouvrage nous replonge en effet dans la genèse difficile d’une justice pénale internationale et la longue maturation du concept de la lutte contre l’impunité; il nous fait revivre les tensions qui avaient émaillé la rédaction du Statut de Rome, instrument fondateur de la CPI, et qui expliquent la complexité des règles de fonctionnement de cette juridiction. En un mot, le Guide enseigne que, contrairement à des idées préconçues, la CPI n’a ni la vocation, ni les moyens de se substituer aux juridictions nationales et que sa raison d’être est de rappeler sans cesse aux juridictions nationales leur obligation de juger les crimes graves qui se commettent dans leurs pays.
Les liens étroits développés entre la République démocratique du Congo (RDC) et la CPI permettent justement de partager les leçons tirées de la mise en œuvre de ce rôle complémentaire.
La complémentarité de la CPI sous-entend la primauté des juridictions nationales dans la poursuite des crimes graves :
En effet, à la différence des juridictions pénales internationales qui l’ont précédée, la CPI a été créée sur base d’un accord entre États. Comme le souligne le Guide, « les États qui ont négocié le traité ont dû décider dans quelle mesure ils étaient déterminés à céder leur droit souverain à exercer une juridiction pénale sur leur propre territoire et envers leurs propres ressortissants ».
Dans le cas de la RDC, c’est par une lettre du 3 mars 2003, que le Chef de l’État avait saisi la CPI, en raison de la situation particulière que connaissait son pays et dans laquelle, les autorités compétentes n’étaient malheureusement pas en mesure de mener des enquêtes sur les crimes susmentionnés, ni d’engager les poursuites nécessaires sans la participation de la CPI : allusion faite non au manque de volonté de la part de l’État quant à la poursuite des crimes graves, mais plutôt au manque de capacités du système judiciaire congolais de le faire.
Loin de demeurer un aveu d’impuissance, ce constat courageux se transforma très rapidement en une énergie positive. Ainsi, parallèlement à l’engagement de la RDC à coopérer avec la CPI, notamment concrétisé par la remise de plusieurs suspects, des efforts furent entrepris, avec le concours de partenaires extérieurs, en vue du renforcement des capacités du système judiciaire congolais.
Ainsi, moins d’un mois seulement après la remise de Thomas Lubanga à la CPI, le Tribunal militaire de garnison de Mbandaka, appliquant directement les dispositions du Statut de Rome, rendait son verdict dans une affaire de crimes contre l’humanité, mieux connue sous l’appellation de l’affaire Songo-Mboyo ».
Pour mieux apprécier le caractère historique de ce jugement, il faut se rappeler que malgré l’insertion des crimes internationaux en droit congolais déjà dans le Code de justice militaire du 25 septembre 1972, le jugement de Songo-Mboyo était le tout premier en la matière.
Aujourd’hui, les juridictions militaires congolaises comptent à leur actif plus d’une soixantaine de décisions judiciaires portant sur des crimes internationaux. Ce bilan est loin d’être négligeable, même si tout le monde s’accorde à dire que la tâche demeure encore immense.
La complémentarité de la CPI impose des obligations aux États parties :
La Cour pénale internationale ne dispose pas de forces de police. De ce fait, la coopération des États est pour elle une nécessité fonctionnelle. « C’est peut-être là la grande différence entre la Cour et les systèmes judiciaires nationaux », affirme le Guide. En d’autres termes, la CPI est obligée de s’appuyer sur les États parties (ceux qui ont ratifié le Statut de Rome) qui à leur toursont tenus d’exécuter les différentes requêtes aux fins d’assistance qui leur sont adressées.
Pour mieux s’acquitter de cette tâche, ces États parties doivent veiller à prévoir dans leur législation nationale des procédures qui permettent la réalisation de toutes les formes de coopération avec la CPI. L’une des procédures en la matière est l’adoption d’une loi de mise en œuvre du Statut de Rome.
Dans le cas de la RDC, une telle loi n’a été adoptée que le 31 décembre 2015. Pour autant, cette adoption tardive n’a nullement empêché la RDC de s’acquitter de son obligation de coopérer avec la Cour. Bien au contraire, c’est au cours de cette période que l’imagination féconde des deux parties a réussi à mettre en place toutes sortes d’outils et mécanismes en vue de rendre cette coopération pleinement opérationnelle, en l’occurrence :
- L’accord de coopération judiciaire du 6 octobre 2004 entre le Bureau du Procureur et la RDC : les dispositions de cet accord ont finalement été élargies à tous les organes de la Cour, y compris le Greffe qui en fait abondamment usage ;
- L’accord du 12 octobre 2004 sur les privilèges et immunités destiné à protéger le personnel, les biens meubles et immeubles de la Cour se trouvant sur le territoire de la RDC ;
- Le protocole d’accord du 8 novembre 2005 entre le Conseil de sécurité des Nations Unies et la CPI concernant la coopération entre la MONUC (aujourd’hui MONUSCO) et la CPI ;
- Les accords ad hoc du 24 novembre 2015 portant exécution de peines de deux condamnés de la CPI ;
- La procédure standard pour l’arrestation et la remise de suspects : ce mécanisme a si bien fonctionné qu’elle a par la suite inspiré les procédures d’arrestation d’autres suspects actuellement poursuivis par la CPI ;
- La procédure standard pour le transfèrement de détenus-témoins vers la CPI : elle a permis pour la première fois dans l’histoire que des personnes poursuivies par une juridiction nationale comparaissent devant une juridiction internationale sous le statut de témoin, avec ce que cela implique en matière de mesures de protection ;
- La procédure standard pour le retour de détenus-témoins en RDC : elle a permis le retour de quatre détenus-témoins en RDC après leur comparution à La Haye. Ce document, âprement négocié entre la RDC et le Greffe de la Cour, a pour beaucoup facilité le règlement de l’imbroglio juridique né de la demande d’asile-surprise adressée par lesdits détenus-témoins aux autorités néerlandaises.
La valeur ajoutée de tous ces instruments réside dans le fait que leurs dispositions obéissent aux standards internationaux en matière de procès équitable de manière à rendre tous les processus ad hoc conformes à l’esprit et à la lettre du Statut de Rome. Ils ont ainsi de manière implicite tracé la voie à suivre par les réformes législatives futures. Et ce n’est pas leur moindre mérite.
La complémentarité de la CPI lui impose-t-elle un devoir d’assistance ?
Comme la CPI est incapable de poursuivre tous les crimes de sa compétence (elle compte présentement 124 États parties), elle a tout intérêt à aider d’une manière ou d’une autre au renforcement des capacités opérationnelles des juridictions nationales.
En RDC, il existe plusieurs opportunités pour de telles contributions de la part de la CPI, entre autres: formation des enquêteurs nationaux, sensibilisation et plaidoyer auprès de bailleurs de fonds, partage avec les acteurs judiciaires nationaux des données dont elle dispose concernant les affaires en instruction au niveau national.
Sur ce dernier point, il y a lieu de souligner les moyens technologiques puissants dont sont dotés les services spécialisés de la CPI en vue de collecter et conserver des éléments de preuve des crimes. La Cour dispose en particulier d’une importante base de données susceptible de bénéficier à nombre de procureurs et juges nationaux.
La RDC, particulièrement confrontée à un déficit en la matière, ne peut malheureusement s’empêcher d’exprimer sa frustration d’avoir si peu bénéficié de la sollicitude de la Cour, alors qu’elle pouvait à bon droit s’attendre à un sort meilleur.
La complémentarité de la CPI confère un rôle accru à la Société civile et à la Communauté internationale :
Les crimes graves sont généralement commis en périodes de conflits armés, caractérisées par un effondrement partiel, voire total des structures étatiques. Par la force des choses, ce manque d’infrastructures et de soutien de l’État, est très souvent comblé par la montée en puissance d’acteurs non étatiques (ONG, Agences des Nations Unies, etc.).
Dans les États en situation post-conflits, il est donc crucial d’organiser des passerelles de collaboration entre les structures étatiques formelles et des acteurs non étatiques fiables afin de capitaliser la masse d’informations que ceux-ci détiennent du fait de leur proximité avec les populations vulnérables.
En ce qui concerne la RDC, si la Justice militaire a pu réaliser de notables avancées dans la lutte contre l’impunité, c’est en partie grâce à la collaboration de ces acteurs à travers :
- la formation des acteurs judiciaires;
- la documentation et la cartographie des violations des droits humains;
- l’organisation d’audiences foraines;
- l’observation de procès;
- l’analyse de décisions judiciaires;
- la priorisation de cas graves;
- l’appui technique aux réformes législatives, etc.
Ces succès ont eu pour effet de réconcilier les victimes avec la Justice de leur pays. Aujourd’hui, avec l’entrée en scène des juridictions civiles du fait du partage de compétences opéré par la loi du 11 avril 2013, la capitalisation de cette expérience de la Justice militaire que tout le monde appelle à cor et à cri, ne pourrait qu’accroitre ce sentiment de confiance.
La complémentarité de la CPI commande une appropriation nationale des mécanismes de la lutte contre l’impunité :
Un point sur lequel la RDC insiste tout particulièrement est l’appropriation nationale de toutes les initiatives ci-haut décrites et leur pérennisation au-delà du mandat des acteurs actuels de leur mise en œuvre. C’est dans sens que s’est inscrite l’organisation en mars 2015 des États généraux de la justice. S’agissant de la lutte contre l’impunité, l’une des recommandations phares de ce forum préconisait l’adoption d’une stratégie nationale de poursuites des crimes graves.
La Justice militaire vient de franchir une étape importante dans ce processus avec l’établissement au niveau de certaines juridictions d’une liste de cas prioritaires basés sur des critères transparents et objectifs. Mise à la disposition de la hiérarchie de la Justice militaire, cette liste est un véritable tableau de bord qui permet de suivre en temps réel l’évolution des procédures judiciaires au niveau des juridictions inférieures.
Mais, comme dit plus haut, l’objectif final est l’adoption d’une stratégie nationale des poursuites. Ce document permettra enfin procureurs congolais de suivre les enquêtes menées par la Cour afin de mieux apprécier la recevabilité des affaires y afférentes. Ainsi, comme le suggère le Guide de la complémentarité, ils pourront « convaincre la CPI qu’il n’y a même pas besoin d’ouvrir une enquête », car il leur sera désormais possible « de prouver que des crimes de la compétence de la Cour sont soumis à enquêtes et que celles-ci se concentrent non seulement sur des participants de bas niveau ou de niveau intermédiaire, mais aussi sur les hauts fonctionnaires et les personnes qui pourraient être désignés comme ayant la plus haute responsabilité ».
Voilà comment, en réveillant le système judiciaire national de sa torpeur, la mise en œuvre du principe de la complémentarité peut progressivement amener un État à recouvrer sa dignité et sa souveraineté. Voilà aussi pourquoi, comme le Guide le décrit, « les processus nationaux sont estimés supérieurs aux processus internationaux » : « ils (les processus nationaux) peuvent aider à restaurer la confiance envers les institutions nationales (…) et contribuer à rétablir la confiance érodée envers les règles de base de la société. Ce n’est pas tant là un argument dans l’intérêt de l’efficacité, mais plutôt concernant ce qu’on appelle parfois la confiance civique, c’est-à-dire la confiance que les citoyens d’un pays donné éprouvent entre eux et en leurs institutions ».