Majestueux et à la fois intimidant, le paysage des Andes péruviennes cache des secrets sinistres. La région d’Ayacucho fut en effet le berceau du groupe maoïste le Sentier lumineux, qui mena un conflit acharné et, en fin de compte, futile contre le gouvernement péruvien entre 1980 et 2000. Nombreuses sont les victimes de cette guerre interne qui ont été aujourd’hui oubliées, enterrées, ou simplement abandonnées, dans les passages montagneux d’Ayacucho, les puits de mines ou les cimetières de fortune situés sur les collines.
Des milliers de paysans et d’habitants des montagnes furent massacrés dans la lutte intestine entre l’Etat et les forces de la guérilla, lutte au cours de laquelle une terreur extrême régna et dont le but était de contraindre les communautés locales à la soumission ou, du moins, à l’obéissance. Aujourd’hui, des bases militaires abandonnées parsèment le paysage andin, les symboles des senderistas (membres de la guérilla Sendero Luminoso) gribouillés hâtivement sont encore visibles sur les sommets, et les habitants de la région parlent encore à voix basse du jour où les « terrucos » (terroristes), ou l’armée, sont arrivés. Les enfants des victimes, et, surtout, les veuves, continuent d’endurer des privations importantes dans une société andine encore patriarcale, où la main d’œuvre et l’homme en tant que chef de famille sont des éléments essentiels à la vie de tous les jours.
Lors d’une commémoration récente dans la ville andine de Hualla, un défilé haut en couleurs a parcouru la ville jusqu’au cimetière, après qu’une messe catholique ait été célébrée sur la place principale. Des discours prononcés en quechua et en espagnol ont rappelé des douzaines de décès et de disparitions parmi les habitants du village. Les femmes ont raconté comment elles avaient couru après les camions de l’armée qui avaient séquestré leur fils ou leur mari, comment elles avaient marché, des heures durant, dans les alentours de la base militaire, veillant en vain, et comment elles avaient offert de l’argent, de la nourriture et des faveurs sexuelles aux soldats en échange d’une vie qu’elles espéraient sauver. Les discours et témoignages au cimetière n’ont cessé de faire référence à l’insatisfaction que provoque le programme de réparations économiques de l’Etat – cette mesure attribue 10'000 soles (environ 3'000 dollars américains) à partager entre les nombreux dépendants d’une victime décédée. Une fois le cortège dispersé, alors que chacun se rendait vers la tombe de leurs bien-aimés, un autre besoin, tout aussi important, s’est fait ressentir : nombreuses étaient les familles qui n’avaient nulle part où pleurer leurs disparus, qui n’avaient ni restes à ensevelir, ni lieu pour honorer leur parent. Les paroles touchantes de la fille d’une victime exprime le besoin d’offrir à son père un lieu de repos qui soit digne : « avoir un père est une question de fierté… j’aimerais avoir le mien, même si je sais qu’il est mort… »
Son souhait pourrait être bientôt satisfait. A la fin du mois de juin 2016, le président péruvien sortant Ollanta Humala a signé une loi appelée Ley de Bùsqueda de Personas Desaparecidas (loi pour la recherche des personnes disparues). Cette loi charge le ministère de la Justice du pays d’établir un plan au niveau national permettant la recherche et l’identification de personnes disparues durant le conflit armé qui a eu lieu entre 1980 et 2000, y compris la création d’une base de données ADN sur la base d’échantillons donnés par les parents des victimes. La loi se veut explicitement humanitaire, tel que définie dans l’article 2 du texte, à savoir un processus de recherche visant spécifiquement la localisation et la restitution des restes des victimes à leurs familles (plutôt qu’une enquête sur les responsabilités pénales des coupables). Les partisans de la loi ont toutefois été prompts à soulever le fait que ce nouveau système est conçu pour fonctionner parallèlement et non en lieu et place des initiatives préexistantes de la justice pénale.
L’équipe péruvienne non-gouvernementale d’anthropologie médico-légale, EPAF, est la seule organisation qui mène actuellement un travail durable dans les communautés andines d’Ayacucho, où a eu lieu la plus grande partie des disparitions non résolues du pays. L’EPAF conduit des exhumations et des identifications, mais met l’accent sur l’accompagnement psychosocial et la présence dans les villes et villages éloignés que les mesures gouvernementales et les autorités tendent à laisser pour compte. C’est ainsi que l’EPAF, de pair avec d’autres ONG nationales, a participé à l’initiative de la société civile qui a abouti à la rédaction et à l’adoption de la récente loi. Dans un entretien du 30 juin, à Sacsamarca, Pérou, la cheffe des opérations de l’EPAF Gisela Ortìz a expliqué les idées de son organisation sur les disparitions et l’importance que peut avoir la nouvelle loi :
Question : Quelle est l’ampleur et le statut actuel des disparitions au Pérou ?
Gisela Ortìz : La commission vérité et réconciliation du Pérou a donné une estimation en 2003 de 69'000 victimes décédées ou disparues dans le cadre des violences politiques entre 1980 et 2000. Depuis, de nombreux registres ont tenté de donner leur nom exact aux victimes afin de connaître le nombre et l’identité des personnes encore disparues dans ce total. L’Etat travaille actuellement avec un nombre de 15'731, établi par le service médico-légal en 2013. L’EPAF, dans une tentative d’établir son propre registre en collaboration avec le Comité international de la Croix Rouge, est arrivée, en 2008, à un nombre provisoire de 13'721. Le fait est que, étant que donné que le registre de l’Etat n’a pas été rendu public, il nous est impossible de croiser les données et tenir à jour un total incluant les deux sources. Une des premières missions du nouvel office d’Etat consistera précisément à centraliser et rendre systématique l’information existante sur les victimes et sur les lieux possibles d’ensevelissement. Il devra également expédier l’identification des restes qui sont déjà entre les mains des autorités, moyennant des tests ADN si nécessaire. Le gouvernement prétend également avoir exhumé les restes d’environ 3'000 individus entre 2006 et juillet 2014, et affirme en avoir identifié environ la moitié. Cependant, un grand nombre de ces exhumations avait été menées principalement pour confirmer l’identité ou la cause du décès de victimes dont les parents savaient ou avaient de fortes raisons de croire qu’ils étaient bel et bien décédés. Les dossiers restants pourraient s’avérer plus difficiles, principalement parce qu’à l’heure actuelle les restes ne peuvent être exhumés que dans le cas d’une procédure pénale, et certains d’entre eux n’ont donc pas pu être rendus à leurs familles. Or même dans les cas où le procureur serait prêt à remettre les restes aux familles, ces proches n’auraient pas toujours les moyens de les réclamer. En effet, les corps ont été transportés hors des communautés locales pour être amenés dans les bureaux et laboratoires des procureurs situés dans les plus grandes villes. Les familles doivent payer les frais de procédure et beaucoup ne peuvent tout simplement pas se permettre les frais de déplacement, les frais funéraires ou encore de laisser leurs champs et bétail durant quelques jours. Or, les parents des victimes pensent, selon la rumeur que les restes de leurs bien-aimés sont empilés dans des boîtes de cartons dans un bureau du gouvernement, ce qui leur cause une grande détresse.
Question : La nouvelle loi parviendra-t-elle à trouver une solution à ces problèmes ?
La nouvelle loi prévoit la création d’une entité à part entière, dont la priorité est de retrouver les restes, de les rendre aux familles, et de les aider à les enterrer avec dignité. Dans l’ancien système, si une personne souhaitait trouver un parent disparu, elle devait déposer une plainte formelle auprès du ministère public. Les personnes hésitent à le faire pour plusieurs raisons. Dans de petites communautés où la violence oppose des voisins et des villes, les familles des victimes craignent d’être perçues comme trahissant les coupables, qui habitent encore à proximité. Avec le nouveau système, en revanche, il sera possible de demander la recherche de restes et, si une enquête pénale existe, elle sera mise en œuvre d’office par le bureau et le ministère. Les parents n’apparaîtront donc pas formellement dans l’initiation du dossier. De plus, il ne relèvera pas de la responsabilité des familles de rechercher des témoins, contrairement à ce qui était pratiqué par le passé… ce qui revenait, en réalité, à forcer les familles à mener leurs propres enquêtes. Aujourd’hui, c’est le gouvernement qui se charge, dans un premier temps, de rechercher les victimes et ensuite, de mener une enquête de sa propre initiative.
Question : De quoi le gouvernement aura-t-il besoin pour qu’une telle loi soit effective dans la pratique ? Nous avons vu, par exemple, des lois de réparation qui semblent justes sur papier, mais qui ne sont que rarement mises en œuvre, surtout ici, dans les zones rurales et où les personnes en ont le plus besoin…
Il est certain que la personne mandatée pour diriger ce nouveau bureau sera cruciale. L’important n’étant pas tant son métier, mais la manière dont elle incarnera ce poste et la sensibilité avec laquelle elle s’occupera des familles des victimes, d’une part, et, d’autre part, la manière dont elle gérera les conflits probables de compétences avec le bureau du ministère public. Les services du ministère public ont participé à la conception de cette loi, et toutes les frontières entre les deux entités ont été abordées et négociées, mais la politique et la diplomatie seront un plus. Il sera également indispensable de décentraliser les tâches. On ne peut se contenter de mener ce type de travail uniquement depuis un bureau à Lima ou encore depuis les capitales régionales. Il faut comprendre les communautés, leur vision des choses… travailler via les autorités et les centres de santé locaux, si nécessaire.
Question : Cette loi a été signée par un président sortant, M. Ollanta Humala. La nouvelle administration, celle du président M. Pedro Pable Kuzcksynki, prendra-t-elle ses responsabilités au sérieux ?
Les organisations de la société civile qui ont travaillé durant trois ou quatre ans à faire passer cette loi, et qui ont également rédigé des textes qui ont servi de projets de loi, ont rencontré le président actuel durant sa campagne présidentielle et ont obtenu son engagement écrit, affirmant qu’il soutiendrait la mise en vigueur de la loi et autres mesures en faveur des victimes. Nous avons donc espoir que, si nous veillons à ce que les choses avancent et que nous l’exigeons, nous verrons des résultats. Les mois à venir seront cruciaux, nous devrons voir si des ressources sont attribuées au nouveau bureau dans le budget du gouvernement, ce qui nous prouvera que ce ne sont pas des mots uniquement ou pour faire bien à l’extérieur.
Question : S’agit-il d’une loi d’impunité ? Echange-t-elle la justice contre l’information au sujet des disparus ?
Non. Aucune immunité ne sera offerte en échange d’information sur l’emplacement des restes qui n’ont pas encore été trouvés, et tout travail d’exhumation mené à l’initiative du nouveau bureau se fera en présence d’un représentant du ministère public, afin d’assurer que les restes puissent servir de preuves dans toute affaire pénale future. La justice pénale existante ne sera pas détournée de quelque façon que ce soit, bien que, il faut l’admettre, les processus visant à donner justice aux victimes n’ont pas été efficaces. La plupart des cas ont traîné durant dix ans ou plus, et les textes récents ont fini par classer des dossiers ou absoudre des coupables. Le nouveau bureau pourrait même redynamiser la justice formelle, en trouvant des preuves irréfutables d’homicides qui obligeraient l’Etat à mener une enquête.