Ce fut le procès le plus long, le plus cher et sans doute le plus raté de la justice internationale. Il s’est clos il y a moins d’une année et a été un laboratoire d’erreurs, de dysfonctionnements et de comportements inadéquats du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), pour le plus grand drame des victimes. Voici l’autopsie d’un échec retentissant, au terme duquel la Chambre d’appel a reconnu « le préjudice » subi … par les génocidaires.
Cet article est co-publié par le Monde.fr et JusticeInfo.net
La justice. Enfin ! Après tant de morts et tant de souffrance. C’est tout ce à quoi aspirait cette jeune femme originaire de Butare dans le sud du Rwanda. A 15 ans, cette adolescente avait perdu tous ses proches : une soixantaine de membre de sa famille, y compris sa grande sœur et ses parents, lors du génocide des Tutsis. Elle-même n’avait survécu que par miracle. Alors, lorsque les enquêteurs du tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) sont venus la trouver, elle a accepté de témoigner, y compris pour évoquer les multiples viols qu’elle avait subis. La Cour lui promit que jamais son identité ne serait dévoilée et elle figure dans les procès-verbaux du TPIR sous le nom de « Témoin TA ». Son témoignage était en effet, crucial, car « TA » mettait directement en cause Arsène Shalom Ntahobali, 24 ans à l’époque des faits, le chef des tueurs interhamwe dans cette région. Arsène était le fils de Pauline Nyiramasuhuko, la ministre de la Promotion féminine et de la Famille (!) et, dans une tragique ironie, l’incitatrice-en-chef du génocide et de la campagne des viols dans la province de Butare.
Le procès s’est ouvert en juin 2001 au TPIR. Il se devait d’être exemplaire. C’était le plus grands procès jamais organisé par la justice internationale sur le génocide des Tutsis au Rwanda. Accusés de divers chefs d’inculpation relevant du génocide et du crime contre l’humanité, six accusés se trouvaient dans le box, dont la ministre Pauline Nyiramasuhuko, son fils Arsène Shalom Ntahobali, deux maires, un préfet et un officier de police. Le procès devait démontrer comment sous la houlette de la ministre de la Promotion féminine, cinq hommes avaient mis en place et conduit le génocide dans cette province qui se refusait jusque-là à commettre l’irréparable. Le procès devait aussi démontrer le caractère systématique des viols, dont la plus basse estimation, selon le Tribunal, se montait à 250.000 ( !) sur l’ensemble du Rwanda durant la centaine de jours que dura le génocide.
Mais le procès fut tout sauf exemplaire. Les dysfonctionnements se multiplièrent. Le premier couac fut la mise en danger des témoins, à qui pourtant le Tribunal avait garanti l’anonymat. Ainsi, l’identité de « TA » fut dévoilée et sa vie mise en péril. En 2003, dans le cadre du reportage pour ARTE et la télévision suisse romande Rwanda que je réalisais avec Gonzalo Arijon, Rwanda : une justice prise en otage, j’ai rencontré « TA » - Espérance, de son véritable prénom. Elle m’a amené dans la maison familiale où il ne restait que quelques pierres encore debout et m’a raconté comment sa vie a basculé lors de son retour du Tribunal : « Lorsque je suis revenue chez moi au Rwanda, mes voisins m’ont dit que je les avais trahis. Quand je m’endors la nuit, je ne suis pas sûr de me réveiller le matin. On peut venir ici te tuer n’importe quand », racontait-elle. Pendant des années, le gouvernement du Rwanda et le TPIR se sont renvoyés la responsabilité de la protection des témoins après leur déposition, chacun estimant qu’il en allait de la responsabilité de l’autre partie.
Puis, vint le 2e dysfonctionnement, l’épisode le plus traumatisant pour Espérance et, à des biens des égards, l’un des plus scandaleux dans l’existence du TPIR : l’avocat kenyan, Duncan Mwanyumba, a conduit un contre-interrogation, dont les questions aussi déplacées que choquantes déclenchèrent les rires des trois juges, mais obligèrent néanmoins Espérance à y répondre. Duncan Mwanyumba demanda ainsi à Espérance combien de vêtement elle portait avant de se faire violer, puis à quelle date elle avait pris un bain pour la dernière fois, laissant ainsi entendre qu’elle était aguicheuse mais trop sale pour se faire violer, lui demandant encore de préciser combien de fois Arsène Shalom l’avait violée, s’il était circoncis (voir vidéo)…
Comble de malchance pour Espérance, son calvaire juridique est survenu au moment où le gouvernement rwandais voulait discréditer le tribunal pénal international pour le Rwanda, car il redoutait que le procureur, après avoir enquêté sur les génocidaires, instruise les crimes de revanche commis par des proches du régime de Kigali. Les propos déplacés de l’avocat à l’égard d’Espérance constituèrent du pain béni pour les autorités rwandaises.
Ainsi, bien malgré elle, Espérance, qui ne voulait que la justice pour les siens, fut donc successivement mise en danger par le TPIR lorsque son identité fut dévoilée, puis retraumatisée par un contre-interrogatoire menée de manière aberrante et brutale, enfin, instrumentalisée dans un jeu politique qui ne la concernait en rien, et dont l’exposition publique des violences qu’elle avait subies détruisit le couple qu’elle était en train de construire.
Le troisième dysfonctionnement, puis le quatrième
Au-delà du cas d’Espérance, le troisième dysfonctionnement du TPIR concerna des milliers de femmes violées qui survécurent au génocide. Certaines estimations indiquent que les deux-tiers d’entre elles avaient contracté le sida lors de leur viol. Or, les règles de la justice internationale avaient été élaborées par des juristes occidentaux sans tenir compte des réalités économiques et sociales d’un pays pauvre et dévasté par le génocide. D’où une situation absurde, où les accusés du TPIR bénéficiaient du droit à la santé dans une prison qui respectaient soigneusement les règles internationales, alors que rien n’avait été prévu pour leurs victimes. Ainsi, les génocidaires violeurs et infectés par le VIH avaient droit à un traitement contre le sida ainsi qu’à une nourriture équilibrée, alors que leurs victimes – des veuves dans l’immense majorité - furent laissées à elles-mêmes, sans soin, tentant péniblement de survivre dans un pays qui tentait de se relever après la terrible épreuve du génocide.
Le quatrième dysfonctionnement fut l’exceptionnelle lenteur de la procédure juridique, y compris selon les standards de la justice internationale. Arsène Shalom Ntahobali et Pauline Nyiramasuhuko ainsi que les quatre autres accusés avaient été arrêtés entre 1995 et 1998, alors qu’ils se cachaient en Belgique, au Kenya et au Burkina Faso. Le procès des « Six de Butare » n’a commencé qu’en 2001 pour se terminer en 2011, avant même que commence le procès en appel ! Les accusés ont ainsi passé une quinzaine d’années en détention préventive. Ce qui fit dire à Fausto Pocar, le président de la Chambre d’appel du TPIR en décembre 2015, que le droit des accusés à être jugés « dans un délai raisonnable » n’avait pas été respecté. En conséquence de ce « préjudice », la Cour décida de réduire la condamnation pour « entente en vue de commettre le génocide, génocide, extermination et incitation à commettre des viols » de la prison à vie à 47 ans de détention pour Pauline Nyiramasuhuko et son fils, ainsi que pour un troisième accusé. Un quatrième a vu sa peine réduite et les deux derniers ont été libérés après une vingtaine d’années passées en détention provisoire.
C’est ainsi que ce clôtura l’année dernière l’ultime procès du TPIR avant que celui-ci ferme définitivement ses portes. Un procès qui, par les erreurs commises, fut emblématique d’une justice internationale qui cherchait difficilement ses marques et qui, à sa décharge, n’avait pratiquement aucun précédent sur lequel s’appuyer. Au moment de la création de ce tribunal en 1994, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, créé une année plus tôt, tâtonnait lui aussi et la justice militaire des tribunaux de Nuremberg était bien loin. Comme le soulignait Carla del Ponte dans Rwanda : une justice prise en otage : «Pour les victimes, cette justice est restée une abstraction. Elles devaient témoigner au tribunal devant les principaux responsables du génocide, qui étaient très bien soignés et nourris et vivaient dans une prison très agréable, alors qu’elles-mêmes, les victimes, n’avaient droit à aucune compensation, ni réparation. Au bout du compte, elles estimaient que cette justice pour elles, était une injustice ».
Ce fut, en effet, le cher prix payé par Espérance et par bien d’autres victimes dans le lent et difficile processus de construction de la justice pénale internationale.
Extrait du film Rwanda : une justice prise en otage, réalisé par G. Arijon et P. Hazan, ARTE/RTS, 2003