Rodrigo Uprimny, juriste de l’organisation colombienne Dejusticia (Centre d’études de droit, justice et société) décrypte, dans un entretien avec JusticeInfo.Net, le volet juridique de l’accord de paix signé le 26 septembre par le gouvernement avec la guérilla marxiste des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc). Il n'est pas d'accord avec ceux qui soutiennent que cet accord constitue un renoncement à la justice. Les électeurs colombiens sont appelés le dimanche 2 octobre à se prononcer par référendum sur cet accord, qui prévoit, entre autres, le désarmement des Farc et leur reconversion en mouvement politique légal.
Que pensez-vous de l’accord signé avec la guérilla, en termes de justice transitionnelle?
S’agissant d’un accord qui met fin à un conflit de plus de 50 ans, c’est un accord très raisonnable, parce qu’il prend sérieusement en compte le droit des victimes. Il inclut notamment une commission de la vérité, il prévoit le renforcement des programmes gouvernementaux de réparation aux victimes et l’établissement d’un mécanisme extrajudiciaire pour retrouver les disparus. L’aspect juridique a cela d’important: il fait partie d’un accord plus englobant sur les victimes.
Quels sont les risques d’impunité qui subsistent?
Sur ce point spécifique, je crois que c’est le meilleur accord que je connaisse, issu d’un processus de négociations. Les deux parties, au lieu de se donner mutuellement une amnistie générale, ont accepté que les crimes graves soient examinés par un tribunal spécial de paix. Ne seront amnistiés que les crimes politiques, c’est –à - dire le fait d’avoir pris les armes et les crimes instrumentaux qui y sont liés. Il n’y a pas d’amnistie pour les crimes les plus graves, ce qui respecte à mon sens les règles du droit international.
Mais l’accord ne prévoit pas de prison, disent ses détracteurs…
Ce n’est pas tout à fait exact. L’accord distingue trois cas. Les combattants qui n’acceptent pas leur responsabilité et sont trouvés coupables pourront écoper de peines de 20 ans de prison. Ceux qui acceptent tardivement leurs torts auront des condamnations de 5 à 8 ans d’emprisonnement, ce qui correspond à peu près à ce qui a été appliqué en Colombie dans le processus de démobilisation antérieur, mené avec les groupes paramilitaires. L’exemption de prison ne s’appliquera que pour ceux qui acceptent immédiatement, face à la salle de “reconnaissance”, leurs agissements. Et encore: ces gens-là n’iront pas en prison mais ils seront sanctionnés par une restriction à la liberté de mouvement et de leurs droits, accompagnée de travaux de justice réparatrice et restaurative pour les victimes, qui seront fixés par le tribunal. Ces travaux consisteront par exemple à déminer le pays, ce qui représente un risque physique important pour les guérilléros, ou des travaux moins lourds, comme contribuer aux travaux pour réparer les communautés affectées par la guerre.
Ce thème de la prison reste au coeur des débats en Colombie?
Oui, mais si vous l’examinez de près, ce débat se tient dans des limites très précises. Ce n’est pas une confrontation entre ceux qui voudraient que s’applique la justice ordinaire et ceux qui réclament une amnistie complète. Ceux qui s’opposent à cet accord ne défendent pas l’application de la justice ordinaire avec des peines qui seraient de 60 ans de prison. Même ceux-là ne réclament que des peines de 5 ans! J’ai, à La Havane, durant les négociations, défendu l’idée que les Farc devaient accepter de passer par la prison, mais cet accord me parait acceptable parce qu’il ne va pas à l’encontre des droits et de la dignité des victimes, ni à l’encontre du Droit International. Il est faux de dire que la norme internationale exige l’incarcération. Il n’y a aucune règle établie sur ce sujet et les États ont une certaine marge de manoeuvre dans ce genre de négociations. Il est aussi faux de dire que seule la prison peut garantir la non-répétition: il n’y a pas d’exemples qui le prouvent. Et les cas du Guatemala et du Salvador, cités par ceux qui s’opposent à cet accord, sont biaisés: dans ces cas-là, il y a eu, clairement, impunité. Personne n’exige que, dans un processus de paix, s’appliquent des peines proportionnelles aux crimes commis.
Que se passera-t-il si les sanctions infligées sont trop légères et si les tribunaux acceptent, au nom de la paix, des aveux partiels?
C’est un point important. Et c’est d’ailleurs en ce sens que s’est exprimée Fatou Bensouda, lz Procureure générale de la Cour Pénale Internationale: cet accord est acceptable, a-t-elle dit au gouvernement colombien, mais vous devez vous assurer que la sanction soit sérieuse. Le haut représentant des Droits humains de l’ONU en Colombie a également estimé que tout dépendrait de la mise en oeuvre de ces mécanismes. Il serait logique que le volet justice soit prioritaire pour le gouvernement Santos. La légitimité de cet accord en dépend. S’il ne s’applique pas, la Colombie aura des problèmes!
Quand commenceront à travailler ces tribunaux?
Le calendrier est complexe. Le secrétaire général de la juridiction spéciale de paix a été nommé, mais les magistrats et les juges n’ont pas encore été désignés. Ce processus peut prendre quelques semaines et nous ne verrons des résultats qu’après plusieurs mois. Le pouvoir va devoir à la fois gérer la démobilisation progressive de la guérilla, et la mise en place du comité de sélection des juges et magistrats. Il va également falloir harmoniser ce droit spécial avec, notamment, le code pénal. Ce sont des difficultés techniques qui ne sont pas résolues par l’accord et qui nécessitent la mise en place d’intruments juridiques complexes. Cela se fera pas à pas. On peut penser que seront créées, dans l’immédiat, la salle de reconnaissance devant laquelle les guérilleros passeront aux aveux et la salle d’aministie pour le gros de la troupe.
La Colombie a-t-elle les moyens, notamment financiers, de faire fonctionner ce système?
La mise en oeuvre de ce système est un défi sur tous les plans. C’est pour cela qu’une victoire claire du “oui” au référendum sur la paix à une très grande importance politique: elle engagerait toute la société à faire face de façon responsable à ce qui vient et exiger que ces engagements soient tenus. Les associations de victimes disent qu’une réparation intégrale est impossible. C’est vrai. Il va falloir prioriser certains cas et réparer d’abord les populations les plus vulnérables, mettre en oeuvre des réparations collectives plus viables économiquement et plus significatives pour les groupes de victimes. Pour résumer, nous faisons, nous juristes, le diagnostic suivant: en Colombie, l’impunité est très élévée. Dans ce contexte, cet accord n’est pas un renoncement à la justice. La paix représente plutôt la possibilité d’obtenir plus de justice.