Ruben Carranza est directeur des réparations au Centre International pour la justice transitionnelle (ICTJ). Expert dans la traque de l’argent des dictateurs, c’est à lui que les Philippines, son pays, doivent la restitution de l’argent des Marcos. Dans une interview avec JusticeInfo.Net, il suggère des voies de recouvrement des fonds mal acquis par le clan Ben Ali.
Six ans après la révolution, la Tunisie n’arrive toujours pas à récupérer l’argent mal acquis de Ben Ali et de sa proche famille disséminé dans plusieurs banques du monde. Comment faire pour restituer ces avoirs ?
Il y a trois étapes que la Tunisie devrait suivre dans ce cas précis. Tout d’abord, se référer au chapitre 5 de la Convention des Nations Unies contre la corruption, à la rédaction duquel j’ai contribué. Ce chapitre dit que les pays dont l’argent a été spolié par des personnes exerçant ou ayant exercé des fonctions publiques importantes ne doivent pas se limiter aux négociations menées par leurs avocats. Même si ceux-ci se révèlent excellents, ils ne sont pas habilités à entreprendre des investigations. Il faudrait que la Tunisie développe ses capacités de traçabilité des comptes à l’étranger. Ensuite, il faudrait trouver le moyen d’exiger des familles proches du pouvoir de l’ex dictateur, qui ont profité largement du système, qu’ils divulguent l’adresse de leurs comptes. Enfin, pour pousser les pays européens à rendre l’argent mal acquis, il faut que la Tunisie appuie sa requête par son projet de réparation des victimes. Car souvent on a entendu les Européens arguer de la corruption dans le pays d’où l’argent a été spolié pour refuser de le restituer. Indemniser les préjudices du passé, en référence aux valeurs des droits, peut incarner un argument puissant afin de recouvrir l’argent de la dictature.
Comme c’est le cas en Tunisie à la suite de la polémique sur le projet de loi relatif à la réconciliation économique, il arrive que l’on reproche à la justice transitionnelle de mettre le nez dans les crimes économiques, alors qu’elle est censée résoudre les violations des droits de l’homme. Qu’en pensez-vous ?
La justice transitionnelle est censée traiter des questions en rapport avec les abus du passé. Je crois qu’il est insensé de diviser ce passé entre violations des droits de l’homme et crimes de corruption, surtout si les deux ont été commis par les mêmes personnes. J’ai appris de mon travail sur les pays sortant de régimes dictatoriaux une chose importante : l’impunité dont jouissent les criminels des droits de l’homme est renforcée par leur impunité par rapport à leurs crimes de corruption. Je m’explique, ces personnes là utilisent l’argent illicitement acquis pour éviter leur redevabilité en matière des droits de l’homme, en engageant les meilleurs avocats ou pire encore en soudoyant la justice, les hommes politiques et les médias. En Amérique Latine, les dictateurs ont toujours maintenu le mythe qu’ils étaient incorruptibles. Augusto Pinochet sous le régime duquel des milliers de personnes ont été portées disparues a longtemps entretenu l’image d’un homme propre jusqu'à ce qu’on découvre il n’y a pas très longtemps ses comptes bancaires cachés aux Etats - Unis. Le Chili poursuit aujourd’hui sa veuve afin de pouvoir récupérer ces biens mal acquis. D’autre part, nous savons bien que la révolution tunisienne n’a pas éclaté uniquement à cause des atteintes graves aux droits de l’homme. Ses raisons profondes concernent également le chômage, la corruption et le népotisme. Alors si nous voulons que justice soit faite, il faut ouvrir tous ces dossiers. La vérité est indivisible. On ne peut pas distinguer entre un domaine de redevabilité et un autre même si chaque type de violation nécessite une forme particulière de réparation.
Pensez-vous que l’augmentation vertigineuse de la corruption aujourd’hui en Tunisie soit liée à l’impunité dont bénéficient les anciens barons de la corruption ?
Tout à fait. Les nouveaux barons ont le sentiment qu’ils peuvent aussi bien s’en sortir que ceux qui les ont précédés. Ils estiment qu’ils peuvent très bien bénéficier eux aussi de la réconciliation offerte aux anciens hommes d’affaires soupçonnés de corruption.
En Tunisie, à la suite des investigations de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC) une centaine de dossiers liés à la corruption ont abouti devant la justice. Or, celle-ci traîne pour trancher dans ces affaires et n’est pas elle non plus, ni indépendante, ni indemne de cadres corrompus. Comment faire dans ce cas-là ?
Il y a eu des cas similaires dans des pays émergeant de la dictature. A court terme, le vetting ou l’assainissement des institutions, selon des critères précis, par la mise à la retraite anticipée de fonctionnaires associés à des pratiques douteuses, des personnes souvent liées à l’ancien régime, peut incarner une solution. Mais nous le savons, ce processus provoque souvent des résistances et ne garantit pas que les nouveaux cadres soient incorruptibles. A long terme, il faut prévoir d’autres mesures, dont le renforcement de l’indépendance et des moyens matériels de l’autorité chargée de lutter contre la corruption. Dans les contextes post - révolution s’expriment toujours beaucoup de doutes et de suspicions, y compris à l’égard des instances combattant la corruption. Reconstruire la confiance des gens peut se faire à travers des procès emblématiques, des cas qui aboutissent devant la justice et qui marqueront les esprits.