Ces derniers mois, les critiques se sont multipliées pour dénoncer la mainmise du gouvernement syrien sur l’acheminement des secours humanitaires. De son côté, le CICR constate qu’il faut sans cesse négocier avec un grand nombre d’acteurs pour permettre, parfois, aux convois humanitaires de pénétrer dans les zones assiégées par les forces gouvernementales ou les rebelles. Plus que jamais, l’aide humanitaire est un enjeu militaire et politique.
«Le fait que les organisations humanitaires doivent aujourd'hui négocier des principes fondamentaux tels que la protection de la population civile, l'accès humanitaire aux services de base, le traitement décent des détenus ou le respect des principes dans la conduite des hostilités est préoccupant. La dignité et l'humanité ne doivent pas devenir négociables». C’est en Candide que Didier Burkhalter a inauguré, à Genève fin octobre, le Centre de compétence en négociation humanitaire qui vise à rassembler les différents négociateurs des agences humanitaires et augmenter leur capacité d’action.
Car l’idéal prôné par le ministre suisse des affaires étrangères est loin d’être atteint, tout particulièrement en Syrie, comme le confirme Valérie Petitpierre, coordinatrice des opérations pour la Syrie au CICR: «Que ce soit pour traverser des lignes de front, pour accéder aux populations les plus affectées par la violence ou aux personnes détenues par des belligérants ou encore pour évacuer des blessés, la négociation humanitaire est un aspect essentiel du travail du CICR dans la majorité des pays où il est présent.»
Et la coordinatrice de souligner: «En Syrie, où les règles fondamentales du droit international humanitaire sont souvent bafouées et où l'action humanitaire ne suffit de loin pas à répondre à l'énormité des besoins, les défis sont de taille lorsqu'il s'agit de chercher à réduire l'impact des combats sur les populations civiles. La diversité des acteurs dans ce contexte rend le travail de négociation plus difficile encore.»
De fait, toutes les tentatives diplomatiques pour trouver un accord avec les belligérants sur les questions humanitaires ont échoué à mettre en place une solution durable. Et ce malgré l’adoption de plusieurs résolutions par le Conseil de sécurité pour faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire en Syrie.
Pire, les hôpitaux, les médecins et les secouristes sont ciblés par les belligérants, tout particulièrement par les forces gouvernementales depuis le début du soulèvement populaire en 2011 et par l’allié russe depuis le déclenchement de son intervention militaire en 2015.
L’aide humanitaire, une arme de guerre
Directeur du Centre de compétence en négociation humanitaire, Claude Bruderlein détaille la situation: «Auparavant, le CICR devait négocier avec 3 ou 4 parties pour aller de Damas à Homs. Aujourd’hui, c’est plus de 50 parties qui ont des check-points et des capacités de nuire à l’aide et à la sécurité des délégués. Aujourd’hui, fournir de l’aide humanitaire en Syrie dépend surtout de la capacité de négociateurs chevronnés de mener de longues négociations avec des acteurs multiples pour essayer d’établir une relation de confiance. Car dans cette assistance, beaucoup d’intérêts sont en jeu, qu’ils soient politiques, économiques ou sociaux. L’aide n’est en effet pas considérée comme neutre par les parties au conflit, même si elles reconnaissent l’impartialité d’une organisation comme le CICR. L’approvisionnement en nourriture et en médicaments dépend le plus souvent de calculs tactiques. Même les secours aux belligérants blessés ont acquis une valeur stratégique pour les parties au conflit.»
Selon Tawfik Chamaa, cette situation profite essentiellement au gouvernement syrien. «Presque toute l’aide est contrôlée par Damas. Et ce sont essentiellement les régions tenues par le gouvernement qui la reçoivent », dénonce le représentant en Suisse de l’Union des organisations syriennes de secours médical (UOSSM), active dans les zones tenues par les rebelles.
Pour dénoncer cette situation, l’UOSSM et 72 autres ONG ont publié une déclaration commune en septembre dernier: «Nous devons exprimer notre inquiétude quant à la manipulation des efforts de secours humanitaire par les intérêts politiques du gouvernement syrien qui prive les autres Syriens dans les zones assiégées, des services de ces programmes.»
L’ONU accusée de complaisance
Les ONG estiment que l’ONU se plie beaucoup trop aux desiderata de Damas. Et elles ne pensent pas que cela va changer. «Nous n'avons pas l'espoir que les agences des Nations Unies basées à Damas ou le Croissant-Rouge syrien prendront des mesures concrètes pour répondre aux violations des droits de l'homme en Syrie d'une manière qui pourrait protéger le peuple syrien ou arrêter l'évacuation forcée de plusieurs zones, y compris Daraya et Homs. Nous avons peu d'espoir que l'intervention humanitaire coordonnée par l'ONU puisse fonctionner indépendamment des priorités politiques du gouvernement syrien», écrivent-elle dans leur communiqué.
Pour faire pression, les ONG ont décidé de suspendre la transmission de leurs informations de terrain au Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA). Des informations censées permettre une meilleure planification de l’aide sur l’ensemble de la Syrie. Dans une enquête publiée fin octobre par site Orient XXI, la journaliste Marie Kostz écrit: «L’un des principaux problèmes est la marge de manœuvre laissée aux autorités syriennes dans la classification des villes et la priorisation des besoins. ‘Personne au sein du bureau de l’OCHA à Damas ne s’oppose aux exigences du régime syrien’, affirme un employé de l’agence qui a requis l’anonymat.»
Fin octobre toujours, le quotidien britannique The Guardian a révélé que des proches ou des membres de la famille de haut-responsables du gouvernement syrien faisaient partie des employés des agences humanitaires de l’ONU présentes à Damas. De quoi semer encore plus la suspicion quant à l’impartialité de ses agences. Rappelons également que le Croissant-Rouge syrien est présidé par l’épouse de Bachar el-Assad.
Claude Bruderlein trouve que les critiques concernant les intérêts politiques et les conditions mises à l’acheminement de l’aide des Nations unies, voire du CICR, dans les zones contrôlées par le gouvernement sont souvent justifiées.
Toutefois, le dilemme reste entier. «Cela signifie-t-il que les Nations unies et autres agences ne tentent pas de résister aux pressions? En réalité, il est très difficile de résister car les besoins humanitaires sont réels. En effet, si les agences humanitaires n’ont pas accès à nombre de zones assiégées, doit-on pour autant retenir l’aide aux populations des zones où elles ont un accès même limité? Maintenir un minimum d’impartialité implique des négociations considérables avec une administration, une bureaucratie sans précédent. Il y a donc beaucoup de moyens d’empêcher l’aide de circuler. Mais on ne peut pas dire que Damas décide entièrement de où va l’aide. Tout se négocie au mieux des principes humanitaires. L’enjeu humanitaire fait bien partie du conflit et la question de collaborer ou non avec les autorités est devenue un choix tant humanitaire que politique pour plusieurs agences onusiennes.»
La vision de Tawfik Chamaa est nettement plus sombre. «Il est incroyable que les deux grandes puissances impliquées dans ce conflit – russes et américaines – soient incapables de trouver un accord pour respecter et faire respecter les principes de base du droit humanitaire. Cela crée un terrible précédent. La Syrie a été le berceau des civilisations. Aujourd’hui, elle devient leur tombeau.»
Cet article a été précédemment publié par Swissinfo.