« L », la femme du placard a vécu 17 ans dans une semi clandestinité. Pour protéger son mari activiste politique recherché par la police de l’ex président Ben Ali, elle érige une sorte de mur creux, d’un mètre de large, derrière un placard et y cache son époux. Entre temps, elle tombe enceinte : une piste, qui pourrait guider les flics jusqu'à son homme. « L » n’a alors aucune autre issue que de se claquemurer avec mari, bébé et ses trois autres enfants à l’intérieur de la…cage familiale…
« M » a juste vingt ans lorsqu’elle traverse à la moitié des années 90 le désert en compagnie de deux enfants en bas âge pour rejoindre son mari en Algérie. Férocement torturé dans les geôles de l’ex président, l’époux prend un jour la fuite pour se réfugier dans une cabane au fond du jardin d’un ami algérien. Au fil des onze années passées sur ce territoire voisin de la Tunisie, la famille s’agrandit dans une situation de confinement total. La guerre civile complique encore plus la situation de « M ». Elle élève ses enfants dans le silence, leur interdisant de pleurer, de crier, bricolant derrière les épaisses persiennes, toujours closes, leur instruction et leur initiation au monde bruyant du dehors…
« S » a passé presque la moitié de sa vie à ramener le couffin de nourriture à son mari constamment transféré d’une prison à l’autre de l’extrême nord, à l’extrême sud du pays. Elle travaille dur et arrive à construire pierre par pierre leur maison, qu’elle enregistre au nom de son compagnon. Sorti de prison, l’homme la divorce, prend une nouvelle épouse, plus jeune, et lui concède la cave du logis…
10 % seulement sont venues témoigner
Des récits aussi poignants que ceux-là ressortent des dossiers déposés depuis décembre 2014 à l’Instance Vérité et Dignité (IVD).
Harcelées au quotidien par la police, qui s’introduit chez elles à n’importe quelle heure du jour, privées volontairement de toute ressource économique, seules sans le père de leurs enfants, obligées parfois à divorcer d’un homme aimé à coup de pressions du pouvoir… Mais également incarcérées elles mêmes, torturées, violées, bannies de tout travail, interdites de lycée, d’universités et même d’hôpitaux y compris pour soigner de fragiles nourrissons, stigmatisées par une société traditionnaliste à cause d’un passage en prison…la liste des atteintes visant les femmes tunisiennes inscrites dans la dissidence à Ben Ali ou épouses, sœurs ou mères d’un opposant est très longue.
Pourtant sur les 18 000 dossiers déposés jusqu’au mois de novembre 2015 à l’IVD, seuls 15 % concernent les femmes. Depuis le mois de mai dernier, date du démarrage des audiences publiques, uniquement 10% de femmes victimes sont venues témoigner de tout ce qu’elles ont enduré dans les douze bureaux de la commission vérité tunisienne, basée à Tunis.
« Elles sont souvent les victimes indirectes de la dictature mais ne le savent même pas. Parce que les femmes tunisiennes sont dans le don total de soi. Certaines femmes, cibles hier de la répression, n’ont pas aujourd’hui accès aux sources d’information et de sensibilisation les concernant, d’autres vivent loin de la capitale et n’ont pas les moyens de prendre part aux audiences privées. Nous savons également, qu’a cause de tous les tabous et par crainte d’être diabolisées par leur entourage, elles n’osent pas témoigner de ce qu’elles ont subi dans les centres de détention », signale Ibtihel Abdellatif, présidente de la commission femme à l’Instance Vérité et Dignité.
Selon l’étude du baromètre de la justice transitionnelle intitulée : « La participation des victimes au processus de justice transitionnelle. Participer c'est avoir de l'espoir », les hommes, leurs maris, leurs frères ou leurs pères n’encouragent pas les femmes à aller témoigner, en particulier lorsqu’elles ont subi des violences sexuelles. Dans un pays, qui a accordé aux femmes dès l’année 1956 un code de statut personnel, le plus évolué en terre d’Islam, beaucoup de pressions sociales continuent à peser sur elles, à étouffer leur élan vers une autonomie réelle.
Des histoires à voix nue contre l’oubli
« Déjà depuis le début du dialogue national sur la justice transitionnelle, qui a réuni au cours de l’année 2012, entre autres, des associations de victime afin de consulter la société civile sur le projet de loi relative à la JT, très peu de femmes y avaient pris part », remarque Rim El Gantri, directrice du bureau du Centre international de la justice transitionnelle à Tunis (ICTJ).
L’idée de mettre en place en septembre dernier un « Réseau de la justice transitionnelle pour les femmes aussi » est né de ce constat. Le Réseau, qui cherche à insuffler la variable genre dans le processus de JT tunisien est formé d’une quinzaine d’associations féminines, réunies autour d’une charte, et couvrant le pays du nord au sud. Il est encadré par l’ICTJ à coup d’ateliers de formations visant à pousser les femmes à s’impliquer davantage dans le processus en général, à témoigner des atteintes aux droits humains commis pendant la période de la dictature et à déposer leurs dossiers avant la fin du délai consacré à cette phase en particulier.
L’Association Tounissiet (Tunisiennes), fait partie de ce Réseau tout en développant son propre projet : « Victimes du passé, leaders d’aujourd’hui », qui bénéficie de l’appui du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), du Haut Commissariat aux Droits de l’Homme (HCDH) et de l’expertise de l’ICTJ. Pour surmonter les blocages des unes et les traumatismes des autres, les membres de Tounissiet rencontrent les femmes dans des lieux qui leurs sont dédiés, comme les plannings familiaux des vingt quatre gouvernorats du pays, afin de les aider comprendre la démarche de la justice reconstructive et à leur faire connaître leurs droits de victimes directes ou indirectes.
Ibtihel Abdellatif compte beaucoup à la fois sur les unités mobiles d’écoute, qui seront bientôt mises en place que sur les bureaux régionaux de l’IVD, nouvellement inaugurés, pour recueillir les voix des femmes et leurs récits, qui explique-t-elle a été inaudible dans la plupart des autres expériences de justice transitionnelle. Des victimes de sexe féminin ont d’ores et déjà donné leur accord pour témoigner lors des auditions publiques.
« Nous travaillons actuellement à entourer ces personnes de toutes les garanties nécessaires et d’une série de protections pour qu’elles ne se retrouvent pas à la fin doublement victimes, doublement stigmatisées », ajoute la présidente de la Commission femme.
Un jour peut-être l’histoire de « L », la femme du placard, ou de « M », la mère-silence seront l’objet d’une émission télévisée et diffusées à une grande heure d’écoute. C’est alors que ces vies quitteront réellement le monde des ombres et de l’oubli.