Fatou Bensouda, procureure depuis trois ans de la seule cour pénale internationale (CPI) permanente au monde, se dit "un peu frustrée parfois" par le cadre juridique limitant sa fonction mais continuera à se battre pour "donner une voix" aux victimes.
Cette avocate venue de Gambie, nommée pour neuf ans, fait face à une explosion de sa charge de travail, confie-t-elle dans un entretien exclusif à l'AFP. Elle a ouvert cette année des examens préliminaires (procédure précédant une enquête) en Ukraine et en Palestine.
Et elle joint sa voix à celle de la CPI, qui demande une augmentation de son budget à 153 millions d'euros, afin de pouvoir financer ses enquêtes.
La Cour et la procureure sont sous le feu de critiques, venues essentiellement de pays d'Afrique qui estiment que la CPI porte une attention excessive au continent.
"Cette critique ne correspond pas à la réalité. C'est vrai que pour l'instant, tous ceux qui sont sur les bancs des accusés viennent d'Afrique", admet Fatou Bensouda, mais "toutes les affaires que nous avons, sauf le Kenya, le Soudan et la Libye, ont été initiées à la demande de ces Etats africains".
"Il existe beaucoup de malentendus sur le fonctionnement de la Cour, surtout à cause de la propagande qui est diffusée contre la Cour, résume-t-elle, car certains diffusent de mauvaises informations délibérément, politisant la Cour... et malheureusement, ces informations viennent de dirigeants au pouvoir."
Fatou Bensouda a refusé d'indiquer qui était derrière ce qu'elle qualifie d'"attaque directe contre la Cour", mais l'Union africaine a de nouveau critiqué mercredi la CPI en l'accusant de se focaliser sur l'Afrique.
Autre critique, la lenteur des procédures: depuis les premiers pas de la Cour en 2003, plus de 30 personnes ont été soupçonnées de crimes mais seulement deux ont été condamnées et une a été acquittée.
"Je sais que les roues de la justice tournent lentement, au niveau international ou national. Elles tournent lentement mais elles tournent et c'est ça qui est essentiel, au final, c'est que la justice soit rendue pour les victimes", explique Mme Bensouda.
Poursuites contre Assad peu probables
Cette dernière confie néanmoins: "En tant que militante des droits de l'Homme, je me sens un peu frustrée parfois", car "je ne peux qu'appliquer le Statut (de Rome, traité fondateur de la CPI) de la manière la plus stricte, c'est mon cadre juridique".
Par exemple, des poursuites contre le président syrien Bachar al-Assad pour "crimes de guerre" sont peu probables, explique la procureure.
"Au cours d'une enquête, nous ne disons jamais +telle ou telle personne doit être accusée+. Nous suivons les preuves là où elles nous mènent, pour autant que la situation et les crimes en question relèvent de notre juridiction. Quand nous enquêtons, ce sont les preuves qui nous guident vers la personne qui va être accusée."
Quant à ouvrir un dossier sur les exactions des jihadistes du groupe Etat islamique (EI), "c'est difficile à dire mais je ne dirais pas que c'est impossible. Cela dépend évidement du nombre d'informations dont nous disposerons sur les citoyens d'Etats parties au Statut de Rome" ayant combattu en Syrie ou en Irak.
Ces deux pays n'ayant pas ratifié le traité fondateur de la Cour, Fatou Bensouda n'est pas compétente pour enquêter sur les crimes qui y sont commis. Elle assure néanmoins avoir demandé des informations concernant les combattants étrangers, leurs gouvernements pouvant être ouverts à la possibilité de poursuites.
"Évidemment, ce qu'il se passe en Syrie est très sérieux, mais comme nous n'avons pas de juridiction territoriale, mon bureau n'examine pas la situation", ajoute Mme Bensouda.
Au moment du bilan, des frustrations certes, mais "le monde a fait un pas en avant quand nous avons dit non à l'impunité" pour ceux ayant commis les pires crimes au monde - ceux que juge la CPI.
"Ce n'est pas possible de mettre complètement une distance entre vous et ce que vous faites, confie la procureure à ce sujet, car il ne s'agit pas de statistiques. Parfois, on évoque 100, 1.000 morts et les gens ne pensent qu'aux chiffres. Mais il s'agit de vies, de vies de mères, de soeurs, d'amis."
"Nous devrions être capables de faire quelque chose pour leur donner une voix."