Les auditions publiques des victimes tunisiennes de plus de cinquante ans de dictature (1955-2013) se sont ouvertes jeudi soir dans le Club Elyssa, appartenant à l’ex première dame. Sept victimes de violations graves des droits de l’homme, choisies par l’Instance vérité et dignité (IVD) y ont présenté des témoignages à la fois dignes et poignants. Dix neuf autres auditions publiques sont programmées. Diffusées en direct et en prime time à la télévision nationale, elles se poursuivront pendant plus d’une année.
Des dorures, des marbres clinquants et des cheminées sophistiquées décorent lourdement les vastes pièces du Club Elyssa, à Sidi Dhrif, dans la banlieue nord, une zone des plus huppées de Tunis. Ce lieu, à l’architecture inspirée d’un ranch, dédié aux jeux de hasard et aux fêtes et rencontres privées de Leila Trabelsi Ben Ali a été confisqué par l’Etat après la révolution du 14 janvier 2011, qui a vu fuir l’ancien président Ben Ali et sa famille en Arabie Saoudite.
L’importance symbolique du Club Elyssa, choisi par les membres de l’Instance vérité et dignité (IVD) pratiquement dans l’urgence et sous la contrainte (le Palais des Congrès qu’ils avaient réservé depuis le mois d’aout leur a été retiré à la dernière minute) est soulignée par Refic Hodzic, directeur de la communication au Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ) : « Que les victimes s’approprient cet endroit qui leurs était hier interdit et soient au centre de tout ce luxe, voilà un message très fort, contre l’impunité notamment ».
Boycott des trois présidents
Le plus gros du contingent des invités de l’Instance vérité et dignité, se recrute parmi les diplomates, les représentants du système des Nations Unies en Tunisie, des membres des commissions vérité d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine et surtout des hommes politiques de la troïka, qui a gouverné le pays sous la direction des islamistes de décembre 2011 à janvier 2014. La majorité de l’équipe gouvernementale actuelle a décliné l’invitation. Aucun des trois présidents n’est présent. Ni le chef de l’Etat, Beji Caied Essebsi ni son chef du gouvernement, Youssef Chahed, ni encore le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), Mohamed Ennaceur. « Un boycott clair », relèveront des internautes tunisiens sur le réseau FaceBook, très actif jusqu’au petit matin d’une journée jugée « historiques » par beaucoup d’utilisateurs de la toile.
Avant de céder la parole aux victimes, Sihem Bensedrine, la présidente de l’IVD rappellera dans son discours que ces témoignages à visage découvert : « démontreront jusqu'à quel point des institutions de l’Etat dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la sécurité de la justice et de l’information ont été mises au service de desseins abjects, devenant ainsi des instruments au service du despotisme et de la répression. Ce qui a entrainé des souffrances multiples, des homicides volontaires, des disparitions forcées, et d’autres exactions aussi inhumaines ».
Sihem Bensedrine, qui sera encore une fois au centre de l’hostilité et de la polémique déclenchées par une partie des facebookers toute la soirée d’hier, ajoutera : « Les auditions publiques, moment dédié à l’expression de la voix de victimes dans le passé bâillonnées se poursuivront pendant plus d’une année. Elles ont pour objectifs, la révélation de la vérité, l’instauration de réformes et l’ancrage de nouvelles valeurs, qui doivent régner dans notre société pacifiée ».
La douleur des mères des « martyrs » de la révolution
Dans une ambiance solennelle, ou les applaudissements sont bannis, à la demande de l’IVD, les auditions de sept victimes d’atteintes graves aux droits de l’homme selon l’article 8 de la loi relative à la justice transitionnelle, démarrent à 20h45. On commence avec un épisode récent de l’Histoire de la Tunisie, la révolution du 14 janvier 2011. Trois mères de « martyrs », défilent pour évoquer la mort sous les balles de leurs fils manifestant pacifiquement à Regueb, à Kasserine et à Tunis. Telles de fières et dignes passionarias Wourida Kadoussi, Rebeh Briki et Fatma Farhani vont évoquer les frappes ciblées des fusils Stayers sur le cœur, la longue agonie de leurs enfants, à qui les forces de l’ordre refusent un secours urgent, les noms des policiers qui ont tiré, le traumatisme de cette disparition tragique, la maison qui « s’assombrit », la famille qui se délite. Les mères des régions intérieures s’adressent aux hommes politiques pour les accuser de leurs promesses non tenues quant à un développement économique équitable.
« Vous viviez en exil. Qui vous a donné la possibilité d’exercer le pouvoir sinon nos martyrs ? Et on ose aujourd’hui taxer la révolution sur les plateaux télévisés de banale intifadha ? D’un soulèvement d’affamés ? Tant que notre colère reste vivace, tant que notre dignité ne nous sera pas rendue, il n’y aura pas de paix possible et le terrorisme continuera à manger nos montagnes », s’exclame Wourida Boukadous.
Fatma Farhani exige : « Nous avons vu l’arrogance des assassins de nos enfants libérés en 2014. Cela nous insupporte. Nous voulons transférer les dossiers de nos enfants du tribunal militaire, qui s’est révélé juge et partie, aux chambres spécialisées ».
Le cas d’une disparition forcée est par la suite relaté par l’épouse et la mère de Kamel Matmati, militant islamiste, décédé sous la torture en octobre 1991. Les deux femmes décrivent leur calvaire : pendant des années elles n’arrêtent pas de tourner dans les postes de police, les hôpitaux, les prisons à la recherche du fils ou du mari perdu. Comble du sadisme, la police continuera à harceler sa femme en l’accusant de connaitre le lieu de refuge de Kamel.
« Nous voulons avoir accès à la dépouille du disparu et lui garantir des funérailles dignes de sa personne et de son martyr », tonnent les deux femmes.
Prisons tunisiennes : sévices sexuels, viol et sadisme
Le témoignage le plus poignant est certainement celui de Sami Brahem, 50 ans, universitaire et chercheur. Arrêté par les services de renseignement de Ben Ali en 1991 pour ses opinions politiques de tendance islamiste, alors qu’il poursuit de brillantes études universitaires, il fait l’objet de tortures dans les 14 prisons tunisiennes où il passe huit ans de sa vie avant de subir onze années de contrôle administratif.
« Tout ce qui s’est passé dans la prison d'Abou Graib a eu lieu également en Tunisie », affirme-t-il. Il raconte les sévices sexuels imposés aux prisonniers, la nudité collective forcée, l’éther déversé sur ses parties intimes à chacun de ses évanouissements, la férocité des bourreaux, la perversité d’un psychologue de prison qui forçait les prisonniers à avoir des rapports sexuels en groupe, le viol collectif d’un jeune homme, au vu et au surde la direction pénitentiaire, une victime qu’il n’a pas réussi, à son immense regret, à protéger…
« Ce qui s’est déroulé dans nos prisons relève du surréalisme. Je n’arrive pas encore à dépasser tout ce que j’ai vécu. Je veux comprendre les motivations de mes bourreaux : pourquoi se sont-ils autant acharnés sur moi ? Par plaisir ? Pour une promotion ? Pour exécuter des ordres ? Je voudrais qu’ils viennent s’expliquer et je pourrais alors leur pardonner ».
Il confie à la fin : « J’ai peur que tout cela ne revienne un jour. Il y a tellement d’indices de retour de pratiques autoritaires. Je ne suis pas rassuré pour ma fille, ni pour les générations futures. C’est pour cela que je suis venu témoigner de ces souvenirs pourtant trop intimes, qui pourraient indisposer ma famille. Je le fais uniquement pour un avenir meilleur de mon pays et également comme possible thérapie à tout ce que je porte comme souvenirs », expliquera-t-il à la fin d’une audition de près d’une heure, qui a tenu en haleine l’assistance.
Gilbert Naccache, militant marxiste, incarcéré dans les geôles de Bourguiba dans les années 60 et 70 semble le plus résilient des anciens prisonniers politiques, riant et plaisantant de la bêtise de ses tortionnaires. Dernière victime de la première soirée d’auditions publiques, il déclarera à la fin de son intervention : « Seule la vérité est révolutionnaire !».
Une citation qui sera largement relayée par les réseaux sociaux.