Rendre justice aux femmes victimes de viols de guerre en Bosnie-Herzégovine demeure un grand sujet de préoccupation en matière de justice internationale. “Plus de vingt ans après la fin du conflit, les victimes de la guerre paient encore un lourd tribut pour les souffrances qu’elles ont subies”, déclare Adrijana Hanušić Bećirović, conseillère juridique de l’ONG Trial International.
Si l’Accord de paix de Dayton a mis fin, en 1995, à trois ans et demi de guerre, les victimes de violences sexuelles se sentent délaissées, faute d’une exécution effective de réparations en leur faveur. A cet égard, Trial international publie un rapport intitulé "L’indemnisation des survivantes dans le cadre de procédures pénales : perspectives sur le terrain".
Dans l’entretien ci-dessous, Adrijana Hanušić Bećirović qui a rejoint Trial International (une organisation internationale basée à Genève) en 2012, examine les mécanismes de justice transitionnelle en Bosnie-Herzégovine liés au processus de réparation dans les procès pour crimes de guerre.
Adrijana Hanušić Bećirović
Justice Info: Pour commencer, pourriez-vous présenter le projet relatif à la défense des droits des femmes victimes de violences sexuelles en temps de guerre en vue d’obtenir justice et réparation dans le contexte du rapport publié récemment?
Adrijana Hanušić Bećirović : TRIAL International intervient en Bosnie-Herzégovine depuis 2008 et fournit une assistance juridique gratuite aux victimes de crimes internationaux commis en temps de guerre. Dans le cadre du programme mis en place là-bas, nous avons oeuvré pour que les auteurs de crimes de violence sexuelle soient poursuivis devant les organes judiciaires nationaux et pour que les victimes soient indemnisées des préjudices qu’elles ont subis. Grâce à une démarche stratégique unique en son genre, intégrant plaidoyers, procès et actions de sensibilisation, TRIAL International a contribué à l’augmentation du nombre de poursuites pour violences sexuelles en temps de guerre engagées devant les juridictions nationales ainsi que du nombre de victimes se présentant pour faire valoir leurs droits.
Les résultats les plus notables obtenus à ce jour sont l’octroi historique de réparations à deux victimes de violences sexuelles en temps de guerre dans le cadre de procédures pénales ainsi que la condamnation des agresseurs par la Cour de Bosnie-Herzégovine (BiH) en juin 2015. Depuis lors, cinq autres affaires de violences sexuelles ont été jugées dans le même sens par les tribunaux nationaux. Cette tendance positive commence aussi à se dessiner devant les juridictions inférieures. Désormais, les programmes pédagogiques et psychologiques destinés au personnel judiciaire englobent la question des demandes de réparations dans le cadre des procédures pénales. TRIAL International a récemment formé une vingtaine de représentants légaux afin de leur donner les moyens d’agir efficacement au nom des victimes, créant ainsi un réseau de mandataires à même d’apporter une aide aux victimes. En outre, TRIAL International a récemment soutenu des amendements législatifs permettant aux victimes, dans le cadre de procédures pénales, de bénéficier d’une assistance juridique gratuite devant la Cour de Bosnie-Herzégovine (assistance qu’elles réclamaient depuis des années).
L’étape suivante et cruciale consistera à garantir l’exécution effective des réparations. Pour ce faire, nous encouragerons, d’une part, les procureurs à durcir leurs enquêtes financières sur les avoirs des auteurs des crimes et à ordonner le gel de ces avoirs et nous préconiserons, d’autre part, la création d’un fonds par l’Etat à partir duquel les versements pourront être effectués lorsque les agresseurs ne disposeront pas de biens propres.
Justice Info: Le rapport aborde la question de l’indemnisation des survivantes dans les procédures pénales. Dans quelle mesure la société s’inquiète-t-elle encore de cette question, plus de vingt ans après la fin de la guerre?
Nous percevons malheureusement une certaine lassitude s’agissant des questions liées à la guerre en Bosnie-Herzégovine. Avec la crise économique, les autorités indiquent clairement que l’indemnisation des victimes ne constitue pas une priorité budgétaire. Même les retraités risquent de ne pas toucher leur pension mensuelle de manière régulière! Toutefois, il y a aussi des points positifs. La première réparation accordée à des victimes dans le cadre d’une procédure pénale a été saluée par la société dans son ensemble et nous avons pu sentir une réelle empathie à l’égard des victimes, signe que, tôt ou tard, les victimes de crimes de guerre peuvent obtenir justice.
Justice Info: Le récent rapport de Trial met l’accent sur les “dommages moraux”. Pourriez-vous expliquer en détail quels sont ces dommages? Quelles incidences ont-ils sur la vie des survivantes?
L’expression “dommages moraux” fait référence à la souffrance psychique causée par la violation de droits liés à la dignité humaine ainsi qu’à la violation du droit à la liberté. Ces dommages sont multiples et leurs conséquences tragiques pour les victimes. Il s’agit, par exemple, de symptômes permanents du TSPT (trouble de stress post-traumatique) tels que l’anxiété et la souffrance morale; de la détérioration des relations familiales ainsi que des relations conjugales ou sociales; de l’altération des facultés physiques et mentales; de la dégradation du mode de vie de la victime lorsque celle-ci, par exemple, abandonne ses études après l’événement traumatique, ne parvenant tout simplement pas à faire face à la situation.
Justice Info: Le rapport a vivement critiqué l’appel nominatif de l’Etat dans le cadre des procédures qui permettent aux victimes/survivantes de viols de guerre d’exercer leurs droits et de recevoir une protection adéquate”. Quel regard portez-vous sur le système actuel ?
Nous pensons que la Bosnie-Herzégovine a besoin d’une solution législative pour garantir une indemnisation par le biais d’un mécanisme collectif et administratif. Cela permettrait à toutes les victimes se trouvant dans une situation semblable de faire valoir leurs droits de la même manière dans tout le pays. Cela leur éviterait aussi de connaître des difficultés psychologiques et financières. Il y a eu plusieurs tentatives ces dernières années pour faire adopter de telles lois devant l’assemblée parlementaire de Bosnie-Herzégovine mais à chaque fois, le soutien politique a fait défaut.
Justice Info: Que pensez-vous des indemnisations ordonnées par le tribunal comparé aux autres mécanismes de justice transitionnelle qui ont été mis en place en Bosnie-Herzégovine? Quelle différence y-a-t-il entre une indemnisation dans le cadre d’une procédure civile et une indemnisation dans le cadre d’une procédure pénale?
En réalité, il n’y a pas de tels mécanismes en place en Bosnie-Herzégovine qui permettent d’offrir une indemnisation aux victimes, ce qui serait la solution optimale. Le pays ne compte que sur les prétendues pensions d’invalidité ou indemnités mensuelles pour les victimes civiles de la guerre mais cela fait partie du système de protection sociale. Il ne s’agit pas d’une réparation du préjudice subi, comme l’exigent les normes internationales.
Seul un nombre limité de victimes verront leurs agresseurs poursuivis et pourront ainsi demander réparation. Par ailleurs, les procédures pénales déterminent la responsabilité des individus, alors que les procédures civiles sont souvent dirigées contre une ou deux entités politiques de Bosnie-Herzégovine (la Fédération de Bosnie-Herzégovine ou la Republika Srpska, l’entité serbe de Bosnie-Herzégovine) ou contre l’Etat lui-même. Toutefois, les procédures civiles sont longues, coûteuses et peuvent, compte tenu du cadre juridique actuel, échouer à fournir des mesures visant à protéger l’identité des personnes.
En outre, l’aspect le plus frustrant pour les victimes dans les procédures civiles c’est la totale incertitude juridique relative au délai de prescription des demandes de réparation. Concernant la question de savoir si les entités sont tenues de verser une indemnisation, l’interprétation des jugements, des lois nationales, diffère selon le tribunal ou même selon le juge. La tendance consiste malheureusement à rejeter ces revendications pour cause de prescription – ce qui est contraire aux normes internationales pertinentes.
Dans certains cas, comme en Republika Srpska par exemple, la partie déboutée est même forcée de couvrir les frais de procédure, ce qui exerce une pression insupportable sur les victimes qui ont attaqué l’entité en justice.
Finalement, non seulement les victimes se voient refuser toute indemnisation, mais en plus elles doivent verser des sommes importantes à l’entité qu’elles tiennent responsable des préjudices qu’elles ont subis. Lorsque cela est le cas, il n’est pas rare que leurs biens soient saisis, ce qui provoque chez elles, une fois encore, un incroyable traumatisme et les condamne à vivre dans la pauvreté.
Justice Info: Le rapport de Trial International a décrit le rôle de la survivante dans les procédures en cours de “secondaire et de passif”. Pourquoi ? Quelle est votre démarche pour le rendre actif ?
La démarche classique dans les procédures pénales en Bosnie-Herzégovine se limite à utiliser le témoignage des victimes comme élément de preuve. Imaginez les poursuites engagées pour crime de violence sexuelle – la victime a attendu des années pour que justice soit faite et lorsque le procès commence enfin, elle est prête à raconter le préjudice qu’elle a subi et à exprimer ses émotions. Mais au final, elle assistera à une seule audience au cours de laquelle elle disposera de très peu de temps pour faire le récit de ce qu’elle a vécu et de ce qu’elle ressent. Son rôle s’arrêtera là et ses revendications resteront ignorées. La victime se sentira alors profondément blessée car les espoirs qu’elle aura nourris durant tant d’années seront brisés. J’ai vu un jour un président de tribunal interrompre notre cliente (à qui nous avions apporté notre aide dans la préparation des conclusions) alors qu’elle venait à peine de prononcer quelques phrases. Déstabilisée, elle n’est pas parvenue à se ressaisir et n’a pas eu d’autre occasion de reprendre le cours de son récit.
En revanche, la survivante joue un rôle actif lorsqu’elle reçoit une assistance juridique et que les procureurs et juges répondent à sa demande d’indemnisation dans le cadre de la procédure pénale. Elle sent que le préjudice qu’elle a subi fait l’objet d’une attention particulière. Le message symbolique de l’indemnisation est puissant : c’est la reconnaissance, de la part de la société, du préjudice subi. En ce sens, ce message a également un fort potentiel préventif. Hormis la peine de prison prononcée à l’encontre du coupable, une obligation spéciale naît envers la victime elle-même. C’est une formidable satisfaction pour la victime qui, après avoir vu ses droits négligés pendant des années, se sent enfin autonomisée.
Justice Info: Le rapport de TRIAL International a proposé “un mode de réparation constructif pour les survivantes de crimes de guerre qui ont le statut de victime au procès”. Quels sont les principaux aspects de cette approche?
Nous estimons que l’indemnisation décidée par une cour pénale revêt plusieurs fonctions positives. Elle reconnaît les préjudices subis par les survivantes; elle réaffirme la condamnation des crimes de guerre par la société; elle permet de prévenir la répétition de tels crimes; elle autonomise les survivantes; elle renforce la confiance dans le système juridique et, enfin, elle facilite la reconstruction personnelle.
D’après les victimes que nous avons interrogées, ces avantages symboliques l’emportent sur le gain matériel et donnent un sens aux frais de procédure, même si l’exécution des décisions de justice n’est pas gagnée d’avance. A TRIAL International, nous pensons que la Bosnie-Herzégovine doit faire plus d’efforts pour reconnaître ce préjudice et trouver de nouvelles et meilleures façons d’y remédier.