Les élections font l’ordinaire de la rhétorique des crises : qu’importent les solutions apportées à celles-ci dès lors qu’on vote pour en sortir, et vite si possible. François Hollande se voulait « intraitable » sur les élections qui devaient avoir lieu au Mali avant la fin de l’été 2013… Nul ne sait plus, aujourd’hui, comment résoudre la crise centrafricaine, mais ceux qui en ont charge parlent avant tout d’élections, même à tout prix. Il n’y a plus d’État en Libye, mais l’important est d’y voter, même si c’est pour juxtaposer, à la fin, deux régimes qui se disputent une même légitimité. On vote au Congo-Brazzaville pour enlever à l’élection présidentielle sa vraie capacité de choisir, on vote en Côte d’Ivoire après avoir neutralisé tout candidat capable de défier le Président sortant. On vote hélas souvent pour ne pas voter réellement !
Comme le cholestérol
On pourrait croire, au vu de tout cela, que l’acte compte plus que le fond. Comme si le monde occidental ne retenait de la démocratie que sa forme et ses totems, comme si l’instrument ou la technique étaient plus importants que la finalité. L’idée n’est pas fausse : l’onction électorale est largement utilisée comme solde de tout compte, moyen de marquer la fin de la partie et d’inviter à circuler car, une fois celle-ci passée, il n’y a, par définition, plus rien à voir… Votez et vous serez réputé en paix !
Ce n’est pourtant plus tout à fait vrai : il y a, au-delà de ce rituel, une distinction qui fait encore sens et qui oppose la « bonne » et la « mauvaise élection », celle qu’il faut suivre et celle qu’il faut oublier. Quand le Hamas eut gagné les élections législatives qui se tinrent en Palestine en janvier 2006, nombre de responsables occidentaux, notamment Javier Solana, chargé alors de la diplomatie européenne, faisaient valoir qu’il ne suffisait pas de voter pour être en démocratie et que le gouvernement issu des urnes n’avait pas de légitimité. Quand le premier Président égyptien démocratiquement élu, Mohamed Morsi, fut renversé en juillet 2013 par un coup d’État militaire, on nous expliquait que, plus forte que l’élection, « l’union du peuple et de l’armée » permettait d’accéder à un étage supérieur de la démocratie…
L’élection, tel le cholestérol, nous conduirait donc à distinguer la bonne de la mauvaise, mais selon des critères qui se rapportent plus souvent aux attentes stratégiques qu’au respect des règles. Elle est devenue en cela un instrument décisif de la diplomatie mondiale. Mais est-on sûr d’en faire bon usage ? Est-on certain d’en maîtriser convenablement la pratique et de ne pas risquer autant d’effets pervers ? Se mêler du choix des autres est déjà une gageure mettant en péril le principe de base de toute démocratie qui demeure, faut-il le rappeler, le libre choix de son destin par chaque peuple. Aider l’autre à être libre n’est pas nécessairement impossible ni absurde : le faire maladroitement est un piège dans lequel on s’enferme avec celui qu’on a voulu libérer…
Les besoins de la démocratie
Comment ne pas oublier, d’abord, que l’élection n’est qu’un moyen – incomplet à lui seul – de faire vivre la démocratie. Sans contrat social, celle-ci n’est qu’une illusion ; sans débat public, elle n’est qu’une apparence. Faire voter un peuple encore en guerre n’a aucun sens, à l’instar de ce qui se fit, en décembre 2010, en Côte d’Ivoire, alors que les milices n’avaient pas désarmé et contrôlaient nombre de bureaux de vote. De la même manière, Charles Taylor, redoutable chef de guerre libérien, fut-il élu président du Libéria, en février 1997, en choisissant comme principal slogan électoral la menace de reprendre la guerre s’il n’était pas élu ! On n’avait pas encore restructuré l’armée nationale et les réintégrations de miliciens se faisaient attendre… Dans le même genre, des élections précipitées en Angola eurent, en septembre 1992, des effets catastrophiques qui relancèrent la rivalité meurtrière qui opposait l’UNITA et le MPLA.
N’y voyons aucune fatalité, bien au contraire. De nombreuses élections ont non seulement connu un débouché heureux, mais sont apparues comme de vraies étapes dans le processus de reconstruction politique. On citera, en particulier, celles qui se sont tenues au Mozambique en 1994, suite à une guerre civile qui fit pourtant plus d’un million de morts, ou celles qui permirent à la Sierra Leone de se choisir un président en mai 2002, malgré les événements cauchemardesques qui s’y étaient produits auparavant.
Où est la différence ? Précisément là où on l’avait posée au début de notre analyse. Dans un cas comme dans l’autre, la « communauté internationale » avait fait son travail de reconstruction du contrat social, avait su injecter le minimum d’incitations conduisant les combattants d’hier à trouver plus d’avantages dans la compétition électorale que dans l’affrontement violent. Le représentant spécial des Nations Unies au Mozambique, Aldo Ajello, avait opéré un travail remarquable durant les deux années qui séparaient les élections des accords de Rome (octobre 1992). L’œuvre de « démobilisation, désarmement, réintégration » avait joué à plein et intelligemment. En Sierra Leone, le Tribunal spécial des Nations unies avait accompli un travail méticuleux touchant équitablement les deux camps et la démobilisation, au moment des élections, avait concerné déjà 47 000 combattants. L’état d’urgence avait pu être levé trois mois avant les élections.
En fait, la politique internationale se porterait mieux si on admettait que ce n’est pas à la démocratie de s’adapter aux exigences de l’élection, mais bel et bien à l’élection de se plier aux besoins de la démocratie. Rien ne sert de courir électoralement, il suffit de partir démocratiquement à temps !