Au bord de la route 60, cet axe étendu qui traverse la Cisjordanie dans sa longueur, au nord-est de Ramallah, se trouve la colonie d’Ofra. En traversant la bourgade de plus de 3'000 habitants, un ruban de goudron se lance à l’assaut d’une colline environnante. De ce promontoire, on jouit d’une vue imprenable sur le paysage sinueux des environs. C’est là qu’un groupe de jeunes Israéliens plus radicaux, désireux de « vivre dans une ambiance communautaire sur les terres bibliques », selon leurs dires, s’est installé en 1996. Aujourd’hui Amona compte 40 familles. C’est la plus grande « colonie sauvage » de Cisjordanie et elle est au centre d’un bras de fer entre la justice israélienne, le gouvernement et les propriétaires palestiniens du terrain.
Eli Grinberg, barbe claire et grande kippa tricotée sur la tête, vit à Amona depuis 13 ans. Pour ce père de huit enfants, « quand nous sommes venus, il n’y avait personne. Si vous regardez les montagnes tout autour, elles sont dénudées. C’était pareil à l’époque. »
Sauf que ces terrains ont des propriétaires : des habitants de Silwad, d’Ein Yabroud ou de Taybeh, les villages palestiniens environnant. Ainsi en va-t-il de Ibrahim Yacoub, dont l’acte de propriété d’une parcelle sur ce terrain est inscrit à la fois au cadastre jordanien et en Israël. « Ce terrain était la principale source de revenu pour ma famille, raconte-t-il. Il y a un puits et nos bêtes venaient y paître, et nous y cultivions du blé et des aliments pour le bétail ».
Colonie sauvage
Si les colonies israéliennes installées en Cisjordanie (Territoires palestiniens occupés) sont toutes illégales du point de vue du droit international – la IVe Convention de Genève stipule que « la Puissance occupante ne pourra procéder à la déportation ou au transfert d'une partie de sa population civile dans le territoire occupé par elle » -, le droit israélien ne reconnaît les doléances que pour les colonies installées sur des terres privées palestiniennes. C’est-à-dire que leurs propriétaires puissent justifier de l’inscription de leur acte de propriété au cadastre jordanien, la Jordanie occupant les lieux entre 1948 et 1967. Or l’évacuation d’Amona, exigée par la Cour suprême israélienne a poussé un des partis de la coalition gouvernementale, Le foyer juif, une formation ultranationaliste religieuse, à remettre en cause ce principe. Pour empêcher l’évacuation d’Amona, elle a porté une loi discutée ces jours-ci à la Knesset qui légaliserait a posteriori les colonies sauvages construites sur des terres privées palestiniennes, en contrepartie de compensations financières à leurs propriétaires.
A Amona, l’affaire a toujours été claire pour l’armée, comme pour la justice israélienne : cet avant-poste a été construit sur des terrains privés. Mais alors que l’Administration civile, le bras de l’armée responsable de la gestion des Territoires occupés a demandé dès le départ aux habitants d’Amona d’évacuer les lieux, à plusieurs reprises des ministères ont apporté un soutien financier à la colonie sauvage. Une ambigüité que résume Gilad Grossman, porte-parole de l’association israélienne de défense des droits de l’Homme, Yesh Din (Il y a une Justice). « D’un côté le gouvernement, plus précisément le ministère du logement, a donné de l’argent. En parallèle dès le début, l’Administration civile a ordonné l’évacuation des caravanes d’Amona et la police a empêché la construction de la route y conduisant parce que ce n’était pas légal », explique Gilad Grossman. « L’armée a d’ailleurs refusé de placer un poste de garde pour protéger les habitants », ajoute-t-il.
Cour suprême
Sur le terrain, les habitants d’Amona soulignent cette ambivalence. « Vous avez vu, vous êtes arrivés ici par une route, on a l’électricité, on a des canalisations d’eau », lance Nahum Schwartz,, qui a grandi à Ofra avant de rejoindre Amona où il vit avec sa femme et leurs six enfants. « Je peux vous dire qu’Ariel Sharon est venu ici à l’époque. Et il nous a dit : vous êtes paresseux ! Vous ne construisez pas assez vite, il faut vous mettre au travail ».
Pourtant c’est déjà en 2000 qu’un premier ordre de démolition est publié. En 2005, l’organisation israélienne La paix maintenant dépose une pétition devant la Cour suprême israélienne pour exiger la démolition de neuf structures d’habitation à Amona. Elle obtient gain de cause et en février 2006, le gouvernement d’Ehud Olmert, avec Shaul Mofaz à la Défense, envoie la police détruire les bâtiments. Mais les forces de l’ordre sont confrontées sur place à de nombreux manifestants et les échauffourées sont violentes.
Deux ans plus tard, c’est Yesh Din qui actionne à son tour la Cour suprême, au nom d’un groupe de propriétaires palestiniens. Cette fois ils exigent l’évacuation de toute la colonie sauvage. Et une fois encore la Cour suprême tranche en leur faveur. L’Etat reconnaît également l’illégalité de l’avant-poste. Mais demande à la Cour un sursis pour l’évacuation, fixée dans un premier temps à avril 2013. Les dates d’évacuation sont repoussées à plusieurs reprises, sur demande du gouvernement, pressé par les habitants d’Amona et leurs relais de la droite ultranationaliste. Une date butoir est finalement décidée : ce sera le 25 décembre 2016. Un ultime recours a été repoussé en novembre dernier par la Cour suprême.
Loi de réglementation
Pour contourner la décision des juges, Le Foyer juif a donc décidé de lancer une loi, dite loi de réglementation, qui permettrait à l’Etat de confisquer des terrains privés et légaliserait rétroactivement les avant-postes. Désormais, la formation menée par le ministre de l’Education Naftali Bennett s’oppose ouvertement à la Cour suprême. Pas un jour ne se passe sans que des membres de la formation, y compris Ayelet Shaked, ministre de… la Justice, ne s’opposent aux magistrats dont les décisions sont qualifiées « d’anti-démocratiques ». « Ce que la gauche n’a pas obtenu par les urnes, elle cherche à l’obtenir à travers la Cour suprême », est le mantra préféré des représentants du parti Foyer juif. Le premier ministre Binyamin Nétanyahou, qui a dans un premier temps approuvé le texte de loi, lorsqu’il a été adopté par la commission ministérielle des lois, estime désormais que cette législation pourrait mener des Israéliens devant la Cour pénale internationale. La semaine dernière, lors d’un houleux conseil des ministres, Nétanyahou a prévenu que « si cette loi était adoptée, elle pourrait nous mener à La Haye ».
Les négociations quotidiennes autour du sort d’Amona ne concernent désormais plus seulement l’avenir de la coalition gouvernementale mise à mal par les coups de boutoir répétés de Bennett contre Nétanyahou, mais aussi la légitimité-même de la Cour suprême.