De tous les problèmes liés au génocide perpétré contre les Tutsis en 1994 au Rwanda, celui de la réparation est sans doute le plus épineux. La justice rwandaise, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et, dans une moindre mesure, des juridictions d’autres pays, ont certes réussi à faire comparaître des suspects dont certains semblaient a priori intouchables. Mais vingt-deux ans après, « la réparation semble encore aussi lointaine que la lune » pour reprendre les termes d’une survivante.
Le débat n’est pas nouveau. Il est né dès le lendemain du génocide. Mais ne paraît avoir vraiment pas évolué à cause de l’extrême complexité de la question. Qui a droit à la réparation ? Les victimes ayant porté plainte dans une affaire ou toutes les personnes identifiées comme victimes au niveau de la communauté ? A qui incombe l’obligation de réparation ? Aux individus reconnus coupables et condamnés ? A l’Etat rwandais ou à la communauté internationale ?
Sous l’empire de la « loi organique du 30 août 1996 sur l'organisation des poursuites des infractions constitutives du crime de génocide ou de crimes contre l'humanité, commises entre 1er octobre 1990 et le 31 décembre 1994 », les victimes pouvaient se porter parties civiles et demander des réparations pour les dommages physiques ou moraux subis. Première réponse juridique rwandaise au génocide, cette loi organique créait au sein de chaque Tribunal de première instance (TPI) une chambre spécialisée chargée des procès en rapport avec le génocide. Dans certaines affaires, des personnes reconnues coupables furent ainsi condamnées non seulement à des peines d’emprisonnement mais aussi à verser d’énormes sommes d’argent au titre de dommages et intérêts. D’autres jugements, plus rares, retenaient aussi la responsabilité civile de l’Etat rwandais
pour les dommages causés par l'ancien régime. Mais très vite, l’exécution de cet aspect du jugement se heurta à deux gros écueils : d’une part l’insolvabilité des condamnés et, d’autre part, l’impossibilité pour le gouvernement rwandais de s’acquitter de cette colossale obligation découlant de la chose jugée alors qu’il devait également poursuivre son assistance aux plus déshérités des survivants.
Alimenté essentiellement par le budget de l’Etat, le Fonds d’assistance aux rescapés du génocide les plus démunis (FARG) fut en effet créé en 1998. L’Etat rwandais affecte au Fonds 5% de son budget annuel et chaque salarié, qu’il soit du secteur public ou du secteur privé, donne une contribution équivalant à 1% de son salaire brut. Néanmoins, tous ces montants restent dérisoires au regard du nombre de victimes, sans oublier que des responsables du Fonds ont souvent été accusés de malversations.
« Un déni de justice majeur »
Tirant des leçons de l’expérience des chambres spécialisées, la loi, ultérieure, sur les juridictions populaires Gacaca n’a pas prévu la possibilité d’une action civile. Aux termes du système Gacaca, qui bien que controversé, a permis de juger la plupart des auteurs présumés du génocide, les personnes coupables d’infractions contre les biens et propriétés sont simplement tenues de réparer ou restituer ces derniers. Mais pas de dommages et intérêts pour une veuve qui comptait, pour survivre, sur la sueur de son mari tué pendant le génocide, ni pour un vieil homme aujourd’hui dans le dénuement le plus total alors qu’il ne manquait de rien avant que sa progéniture ne fût décimée en 1994, ou pour une personne physiquement handicapée à jamais par les coups et blessures subis pendant le génocide.
Même lacune dans les textes du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) qui a clos ses travaux à la fin de l’année 2015. Jean-Pierre Duzingizemungu, président d’Ibuka, la principale organisation de survivants du génocide, s’est insurgé contre ce vide juridique dans une allocution prononcée devant les responsables du TPIR lors des 20èmes commémorations du génocide en avril 1994. « Pour les survivants, réparation signifie restitution et compensation pour les dommages moraux et matériels, réhabilitation et garantie de non-répétition », a détaillé le président d’Ibuka (souviens-toi, en langue rwandaise). Naphtal Ahishakiye, secrétaire exécutif de cette organisation a abondé dans le même sens, en affirmant que ce vide juridique dans les textes du TPIR et des tribunaux Gacaca constitue, pour les rescapés, « un déni de justice majeur». « Tout compte fait, c’est comme si toute la justice n’avait pas voulu nous faire justice», a –t -il résumé.
Selon la loi organique no. 04/2012/OL du 15 juin 2012 portant suppression des juridictions Gacaca et mécanismes de résolution des litiges qui étaient de leurs compétences (article 3, alinéa 3), « l’exercice d’une action civile en réclamation des dommages résultant du crime de génocide […] est régi par une loi ». Mais, quatre ans plus tard, une telle loi n’a toujours pas vu le jour.
Les rescapés demandent la création d’un Fonds international
Entre-temps, la justice pénale internationale a beaucoup évolué. Contrairement aux statuts du TPIR qui ne prévoient pas de mécanisme d'indemnisation ni de participation des victimes aux procédures, les textes de la Cour pénale internationale (CPI) accordent des droits aux victimes. Devant la CPI, les victimes peuvent, à travers leurs représentants, présenter leurs observations et interroger les témoins. Au terme du procès, elles peuvent demander des réparations pour les souffrances subies. Par ailleurs, le Statut de Rome créant la CPI a prévu le Fonds pour les victimes, une institution indépendante de la Cour. Pourquoi alors ne pas s’en inspirer pour rendre justice aux victimes rwandaises ? « Nous croyons le moment venu pour le gouvernement (rwandais) et la communauté internationale de doubler leurs efforts en vue de la mise en place d'un mécanisme de réparation pour les victimes », avait ainsi demandé Dusingizemungu dans son allocution d’avril 1994 devant le TPIR. « Notre recommandation actuelle est la création d'un Fonds international au profit des victimes », avait-il insisté.
Interrogé en novembre dernier par JusticeInfo, le ministre rwandais de la Justice, Johnston Busingye, a répondu que la réflexion se poursuivait sur ce sujet délicat. « Mais jusqu’à quand ? », s’interroge Anastasia, vieille survivante qui critique par ailleurs « la gestion pas du tout transparente du FARG ». « Je doute de plus en plus qu’un véritable mécanisme de réparation puisse être mis en place de mon vivant. La réparation semble encore aussi lointaine que la lune », confie-t-elle à JusticeInfo.
Ce débat a connu une nouvelle impulsion le mois dernier lorsque les évêques catholiques du Rwanda ont demandé officiellement et publiquement pardon pour les chrétiens ordinaires, prêtres et autres consacrés ayant joué un rôle dans le génocide des Tutsis de 1994. Saisissant la balle au bond, les associations de rescapés ont appelé les responsables de l’église catholique à aller plus loin, en s’impliquant dans des programmes de réparation. Tout en réaffirmant qu’elle n’avait envoyé personne commettre le génocide, l’église catholique du Rwanda a rétorqué qu’elle ne reconnaissait pas de responsabilité en tant qu’institution dans le génocide contre les Tutsis.