Said Abu Shakra est un homme de convictions et il hésite rarement à les mettre en pratique. L’une de ses convictions vise à ce que les visiteurs venus de Tel Aviv ne s’arrêtent pas seulement pour acheter du hoummous en bordure de la route qui mène à Haifa, mais qu’ils se perdent dans les méandres de la ville d’Umm-el-Fahem pour arriver jusqu’à sa galerie d’art. Qu’ils demandent leur chemin dans cette ville escarpée où vivent 50.000 arabes, et du coup, parviennent à vaincre leur appréhension de se trouver en territoire hostile, même si cette municipalité fait officiellement partie de l’Etat hébreu. Said Abu Shakra explique comment le fait de se perdre constitue … un moyen de se trouver entre juifs et arabes israéliens : « Les juifs Israéliens ont peur de venir ici. En se perdant, ils sont obligés de demander de l’aide, de parler avec les gens et du coup, un dialogue est obligé de s’amorcer ».
Le dialogue, c’est le grand espoir de Said Abu Shakra. Comment ne pas le comprendre ? Comment sinon sortir de cette position intenable dans laquelle se trouvent le million et demi de Palestiniens porteurs d’un passeport israélien coincés entre le marteau et l’enclume ? Ils sont des suspects perpétuels : suspectés par leurs frères palestiniens de Cisjordanie et de Gaza de collaborer avec l’ennemi sioniste. Suspectés par les autorités israéliennes d’être une cinquième colonne palestinienne, un ennemi de l’intérieur. Suspectés par tous les côtés d’être… de l’autre côté.
Alors, pour briser les stéréotypes, Said Abu Shakra, 60 ans, issu d’une famille palestinienne d’artistes, s’est lancé depuis deux décennies dans une aventure insensée : créer le premier musée palestinien en Israël. Les obstacles abondent. Déjà, faire accepter la galerie d’art fut un dur travail. La ville est politiquement contrôlée par le mouvement islamiste qui regarde d’un œil méfiant une galerie qui expose des œuvres contemporaines, alors que l’Islam interdit la représentation d’êtres humains. Une partie de la droite israélienne rêve, elle, de céder à l’Autorité palestinienne cette ville où aucun juif ne vit en échange de colonies. Umm-el-Fahem se trouve sur la frontière avec la Cisjordanie et il suffirait de déplacer la frontière de quelques kilomètres…
Said Abu Shakra croit à la culture comme une arme de paix : « C’est la seule issue possible contre le désespoir », explique-t-il en anglais, bien qu’il parle mieux l’hébreu et naturellement l’arabe. Au sein des 1500 mètres carrés de la galerie, il a créé des espaces de peinture pour les enfants et des ateliers de céramique pour leurs mères, qui du coup, font venir leur mari… La galerie s’est installée peu à peu dans le paysage de la ville. En 1999, Yoko Ono, l’artiste japonaise et veuve de l’ex-Beatles, John Lennon, est venue exposer ici. Beaucoup d’habitants d’Umm-el-Fahem ont été désarçonnés par ses oeuvres très loin des canons esthétiques d’une société palestinienne conservatrice. Mais les expositions se sont succédées. Ces temps, il expose des artistes palestiniens ainsi que Gershon Knipsel, un artiste communiste d’origine juive brésilienne qui peint de grandes toiles sur les villes bombardées au 20ème siècle, Bagdad, Beyrouth… Il prépare pour février prochain à Tel Aviv une exposition sur Mahmoud Darwich, le poète national palestinien que l’actuel et ultra-nationaliste ministre israélien de la défense, Avigdor Lieberman, a comparé récemment à rien de moins que Hitler.
« Moi, la feuille de vigne des autorités israéliennes ? C’est impossible »
Mais l’obsession de Said Abu Shakra, reste malgré tout d’ouvrir le premier musée palestinien en Israël, où il pourrait aussi montrer l’histoire de ce pays vu par des Palestiniens. Beaucoup lui ont dit qu’il était fou. Que c’était mission impossible
Une représentation du projet de musée d'Umm-el-Fahem, Archives de la galerie d'Umm-el-Fahem
Que tout était contre lui : l’Autorité palestinienne hostile à toute normalisation avec l’Etat hébreu, le mouvement BDS qui boycotte les institutions israéliennes et ceux qui travaillent avec elles, les autorités israéliennes qui se méfient de lui, les islamistes… Tendu vers son but, Said n’a écouté que ses trippes : « Je ne sais pas comme je pourrais vivre si je dois tuer mon rêve », affirme-t-il. Il a organisé en 2008 un concours d’architecture. Une maquette du futur musée se trouve à l’entrée de sa galerie. Le lendemain de notre rencontre, Said s’est envolé pour Los Angeles dans sa quête de trouver les 25 millions de dollars qui donneront vie à son rêve. Une partie de l’aide est déjà venue de là où nul ne l’attendait : de Miri Regev, une ex-générale, ex-porte-parole de l’armée devenue la ministre israélienne de la culture la plus nationaliste et réactionnaire de l’histoire de l’Etat d’Israël. De quoi alimenter toutes les hypothèses : Said Abu Shakra ne va-t-il pas se faire récupérer politiquement ? Ne va-t-il pas devenir l’alibi culturel du gouvernement israélien ?
« Moi, la feuille de vigne des autorités israéliennes ? C’est impossible », réagit-il aussitôt avant d’expliquer : « J’ai dit aux autorités israéliennes: « Les jeunes d’Umm-el-Fahem ont besoin d’espoir. S’ils sont humiliés et marginalisés, s’ils sont désespérés par la société israélienne, alors ils deviendront violents. Si au contraire, ils trouvent le chemin de leur fierté, alors ils canaliseront positivement leur énergie. Ce langage, les autorités israéliennes le comprennent », assure-t-il. Et Said d’emmener le visiteur dans les archives qu’il constitue avec son équipe : des centaines de photos et des dizaines de vidéos où de vieux Palestiniens témoignent de leur existence passée. Ils racontent notamment l’humiliation de 1948, lorsque les habitants d’Umm-el-Fahem ont été vaincus par les soldats du nouvel Etat hébreu ; comment, les yeux baissés, les représentants de la ville ont dû se résigner à la reddition devant un officier israélien, et que contraints, ils ont accepté de se soumettre à sa loi et de voir le drapeau bleu et blanc frappé de l’étoile de David flotter sur leur municipalité.
Aux visiteurs israéliens, Said Abu Shakra ne parle pas de la Nakbah : « Je parle de ma mère, Myriam, née dans le village de Lajoun sur lequel s’est construit le kibboutz de Meggido. De ce qu’elle a vécu, Comment elle avait entreposé la nourriture dans un coin de la cuisine recouvert par un drap, car elle était sûre de revenir 48 heures plus tard. Mais cela n’a jamais été possible. Et les visiteurs alors connectent émotionnellement. A travers cette histoire, ils ne voient pas un million et demi de Palestiniens qui ont un passeport israélien et qui les menacent. Ils entendent l’histoire de Myriam ».